Me Michael SANKARA, avocat
Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun
Ce n’est plus un secret pour personne, la santé, ce bien précieux et indispensable à tout être humain, érigé comme un droit, voire un droit fondamental, normalement accessible à toute personne indépendamment de sa condition économique et sociale, a fait son entrée depuis très longtemps dans les règles du marché, compliquant ainsi son accès par tous.
Si, aujourd’hui encore, les problèmes de pénuries des médicaments se posent encore avec acuité pour bon nombre d’Etats, c’est aussi parce que les politiques publiques nationales et internationales sont largement influencées par un levier important : les propriétés intellectuelles.
Quel rôle joue ce levier dans le modèle économique de l’industrie pharmaceutique ?
Un tour d’horizon du cadre juridique des brevets sur le médicament (II) après un rappel historique de l’introduction des propriétés intellectuelles dans le médicament (I) permettra d’appréhender la remise en cause questionnée de l’utilité des brevets sur ce bien de santé (III).
I / RAPPEL HISTORIQUE DE L’INTRODUCTION DES PROPRIETES INTELLECTUELLES DANS LE MEDICAMENT
A/ Une absence de brevetabilité justifiée par la nature de « bien de santé » du médicament
Considérés comme étant des biens de santé dont il faille permettre l’accès au plus grand nombre, les médicaments ont longtemps été proscrits du champ de brevetabilité dans de nombreux pays, classés aujourd’hui pays développés.
C’est le cas de l’Allemagne, la France, l’Italie, la Suisse, et la Suède, qui ont adopté tardivement une législation en matière de brevets sur le médicament.
En 1967 en France, 1968 par l’Allemagne, et 1970 par l’Italie et la Suède ; le Japon et la Suisse, quant à eux, n’en ont adopté qu’en 1976 et 1977.
En France, par exemple, le médicament n’a pas toujours été protégé par le brevet, et cela en raison de la logique forte de santé publique qui prévalait à l’époque et empêchait la subordination de l’intérêt général du grand nombre à la propriété exclusive d’un inventeur ou d’un industriel.
Le déclassement du médicament sur le terrain de la brevetabilité s’expliquait très clairement par le fait que la primauté de la santé publique sur les intérêts mercantilistes des entreprises pharmaceutiques ne souffrait d’aucun débat jusque dans les années 1968 en France[1]..
L’éthique avait encore voix au chapitre, et pouvait dénoncer le totalitarisme économique car la santé publique représentait l’intérêt supérieur, et le médicament, parce qu’il concernait le bien-être de la population, n’était pas considéré comme un produit ordinaire.
Toutefois, l’industrie pharmaceutique naissante de l’époque, chargée de la fabrication de ces produits nécessaires à la protection de la santé publique, était déjà, comme aujourd’hui, une industrie partagée « entre logique économique et logique sociale »
C’est ainsi qu’après une tentative de réglementation générale d’un droit des brevets par l’édit royal du 24 septembre 1762, c’est finalement après la grande révolution de 1789, que la loi du 7 janvier 1791 est venue reconnaître un droit de l’inventeur sur son invention.
Et seuls les remèdes approuvés par les écoles et sociétés de médecine étaient autorisés par la loi du 21 GERMINAL an XI (11 avril 1803), à être commercialisés[2].
C’était en quelque sorte une forme de reconnaissance officielle à l’égard des inventions méritantes sur le médicament qui donnait lieu à une proposition de rachat par la Nation.
Dans le souci d’éviter les abus des détenteurs de brevets sur les médicaments, un décret du 18 août 1810 avait institué une commission chargée de l’évaluation des valeurs des formules avant de soumettre une offre de rachat de la formule au grand profit de la Nation.
Par la suite, la loi du 5 juillet 1844, est revenue supprimer les brevets sur les « compositions pharmaceutiques ou remèdes de toutes espèces »[3], les auteurs de cette loi craignant, au nom de l’intérêt supérieur de la santé publique, que le brevet accordé soit non seulement perçu comme un certificat de l’innocuité du produit, mais aussi que le monopole d’exploitation qui en découle n’entraîne une fixation de prix excessifs.
A travers ce bref rappel historique[4], nous faisons le constat que la protection des inventions pharmaceutiques a connu une certaine évolution dans le temps.
Elle semble avoir eu du mal à être reconnue à cause de la prédominance d’une certaine logique sociale et éthique qui voulait que l’intérêt de la santé publique soit un motif suffisant pour limiter ou suspendre le droit d’un inventeur.
Cette logique, le jurisconsulte et homme politique français Félix BARTHE[5], l’avait défendue avec hargne depuis le XIX siècle lorsqu’il soutenait qu’« Il y a d’après la loi et le simple bon sens, incompatibilité entre une composition pharmaceutique utile à l’humanité et une exploitation exclusive au profit d’un seul…Messieurs, le seul argument vrai, c’est que les compositions pharmaceutiques ou spécifiques ne sont pas susceptibles d’une exploitation privilégiée ».[6]
Cette vision a aussi été défendue aux Etats-Unis par un célèbre bactériologiste de l’Université de HARVARD qui soutenait en substance que « les biens nécessaires à la santé individuelle ou publique sont d’une autre catégorie que les automobiles. Dès lors que ces biens s’appliquent au soulagement ou à la prévention de la maladie ou de la douleur, leur libre utilisation devient une nécessité publique »[7].
Toutefois, la logique économique semble avoir pris le dessus dans les années 70 avec l’adoption des différentes législations sur la brevetabilité du médicament.
B/ Une introduction du brevet légitimée par la nature industrielle du médicament
Un droit patrimonial n’existe que parce qu’il a un titulaire qui le possède comme un bien.
En ce qui concerne le médicament, il s’identifie de par son apparence, comme une chose matérielle, saisissable et palpable. C’est aussi un produit final issu d’une transformation ayant une valeur thérapeutique[8].
Et qui dit transformation industrielle, sous-entend, en arrière-plan, un travail inventif d’une structure spécialisée, entreprise industrielle dans notre cas.
Le médicament s’analyse donc sous cet angle comme une chose industrielle, le fruit d’une invention d’une industrie, qui regroupe en son sein un ensemble d’activités de recherches, de fabrication et de commercialisation.
Et c’est l’appropriation de cette chose industrielle à valeur thérapeutique par l’industrie pharmaceutique et les motivations commerciales pour le retour sur investissement qui ont prévalu sur la brevetabilité du médicament.
Toutefois, cette nature de bien industriel n’a pas réussi à faire disparaître la nature hybride du médicament comme bien de santé. C’est pourquoi, l’adoption d’un cadre juridique spécial des brevets sur le médicament s’est imposé par la suite dans les instances internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
II / CADRE JURIDIQUE DES BREVETS SUR LE MEDICAMENT
A/ Un système des brevets posé par les accords ADPIC et renforcé par les accords ADPIC +
Sur le plan institutionnel, l’OMC, en sa qualité d’enceinte de négociations sur la politique commerciale internationale, a permis, à travers ses différents cycles, d’édicter des règles pour régir le commerce international du médicament.
Jugée à l’origine trop favorable aux intérêts des firmes pharmaceutiques en leur « garantissant des prix de vente élevés pendant de nombreuses années grâce à la protection conférée par le brevet », l’OMC a dû réaménager ses dispositions, pour tenir compte de la problématique d’accès aux médicaments. C’est précisément au cours des accords de DOHA signés en 2001 que cette prise de conscience du caractère prioritaire de la santé apparaîtra véritablement dans l’enceinte de l’OMC.
Il a clairement été précisé à cette réunion que « les médicaments n’étaient pas des marchandises comme les autres et qu’une certaine flexibilité des droits de propriété intellectuelle était possible pour un pays, en cas d’urgence sanitaire ou si la protection de la santé publique était en jeu ».
Autrement dit, en fonction de l’urgence du contexte national dans un État donné, un pays pourrait se voir octroyer une licence de fabrication, ou encore prendre d’office la décision de recourir à une licence d’office afin de fabriquer ou d’importer des médicaments génériques d’une spécialité pharmaceutique toujours brevetée.
Depuis lors, les rencontres se sont multipliées pour résoudre le problème de l’accessibilité au médicament par une réflexion sur l’effectivité des flexibilités contenues dans les accords ADPIC. C’est ainsi que des aménagements de standard minimum (des règles que les États devraient s’efforcer de garantir) en faveur de l’accessibilité au médicament ont été instaurés au grand avantage des pays en développement (PED) et de ceux classés les moins avancés.
L’article 30 des accords ADPIC vient donc consacrer une exception aux droits exclusifs des propriétés intellectuelles, qui devraient permettre aux États de maintenir un certain pouvoir d’action au niveau national afin de veiller au respect des principes d’intérêt général de santé publique tels que posés par l’article 8 du même accord.
En référence donc à ces articles de l’accord, les médicaments sont des produits qui, au nom de la santé publique, devraient pouvoir faire l’objet des exceptions prévues à l’article 30 de l’accord.
Ainsi, en cas d’urgence sanitaire, un Etat pourra en toute légalité prévoir l’exclusion de la protection par brevet des médicaments à caractère vital. Il pourra tout de même, en cas d’absence ou exploitation insuffisante, ou encore en présence d’abus de monopole, faire usage des flexibilités prévues pour favoriser l’accessibilité des médicaments à ses populations.
Au titre de ces flexibilités, nous citerons :
- Le recours à la licence obligatoire
Le principe de la licence obligatoire est consacré à l’article 31 de l’accord ADPIC intitulé « Autres utilisations sans autorisation du détenteur du droit ». Même si le texte de l’accord n’emploie pas expressément l’expression « licence obligatoire », il importe de relever que la licence obligatoire est une flexibilité qui s’inscrit dans l’objectif de recherche d’un équilibre entre la promotion de la recherche et développement de nouveaux médicaments et celle de l’accès aux médicaments existants. En quoi consiste-t-elle exactement ? Pour le savoir, nous nous référons au commentaire de l’OMC sur l’article sus-cité qui précise qu’il « y a délivrance d’une licence obligatoire lorsque les pouvoirs publics autorisent un tiers à fabriquer le produit breveté ou à utiliser le procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet ».[9]
- Les importations parallèles
Les importations parallèles constituent un mécanisme permettant l’importation et la revente dans un pays, sans l’accord du titulaire du brevet, d’un produit protégé par un brevet et commercialisé à l’étranger par le détenteur du brevet lui-même ou par une autre personne ayant reçu son autorisation.
De manière concrète, ce mécanisme revient à dire que « si un médicament X est commercialisé dans les pays A et B et s’il l’est à un prix plus faible dans le pays A, alors le pays B sera tenté de l’importer depuis le pays A pour bénéficier d’un prix plus intéressant »[10].
- L’exception Bolar
L’exception Bolar est une flexibilité aux droits des propriétés intellectuelles qui permet de résoudre un tant soit peu l’inaccessibilité des médicaments de référence. Ces produits étant à prix prohibitif et inaccessibles pour les PED, cette exception permet d’anticiper ce problème en préparant des médicaments génériques qui seront commercialisés dans ces pays dès l’expiration de la protection conférée par le brevet. La commercialisation des médicaments génériques entraîne une concurrence accrue sur le marché pharmaceutique ; cela se traduit par une baisse des prix pour le consommateur et rend donc les médicaments plus abordables.
S’il est vrai que ces flexibilités ont déjà le mérite d’exister, il est cependant malheureux de constater que d’énormes entraves sapent leur efficacité, notamment les accords ADPIC +.
Et c’est l’occasion de préciser que les accords ADPIC de l’OMC établissent des règles minimales de droit des propriétés intellectuelles que les États, parties de l’accord (au sens juridique), doivent impérativement garantir.
Il s’agit donc de règles de standard minimum car elles laissent la liberté aux Etats membres de prévoir une protection plus large que l’accord ADPIC ne prévoit.
Cette faculté laissée aux États s’est révélée être la boite de Pandore au regard de la prolifération des accords ADPIC + suscités dans les accords bilatéraux et multilatéraux.
Vous aurez donc compris qu’il s’agit principalement des accords de libre échange négociés de manière bilatérale et comportant « un volet de renforcement de la propriété intellectuelle »[11].
Le véritable enjeu de ces accords est qu’ils tendent à limiter le recours aux flexibilités prévues aux articles 30 et 31 des ADPICS. Ils entravent donc fortement la production de médicaments génériques.
Dans le rapport du Groupe de haut niveau du Secrétaire général des Nations Unies sur l’accès aux médicaments, il est possible de relever certaines clauses ADPIC+ dans les Accords commerciaux conclus par les Etats Unis avec des Etats. On y retrouve des clauses qui interdisent, soit le recours aux importations parallèles, soit l’approbation d’une version générique d’un médicament faisant l’objet d’un brevet, sans l’autorisation du titulaire du brevet. Il y figure également des clauses qui limitent les motifs de recours aux licences obligatoires au seul motif de limitation des pratiques concurrentielles, et aussi des clauses qui interdisent la remise en cause d’un brevet avant son octroi. Pour finir, on n’oubliera pas de mentionner les clauses qui accroissent les périodes d’exclusivité pour les périodes de test d’équivalence des génériques, empêchant ainsi le recours à l’exception Bolar.
Voilà autant de clauses ADPIC+ régulièrement insérées dans les accords commerciaux qui constituent des pressions constantes et colossales visant à anéantir les effets des flexibilités de l’accord ADPIC.
Outre le cadre juridique posé par les flexibilités prévues par les accords de l’OMC, la brevetabilité sur le médicament a aussi favorisé le développement de techniques offensives et défensives, s’analysant comme des obstacles substantiels à la disponibilité des médicaments.
B/ Un renforcement de la brevetabilité par les techniques offensives et défensives du droit des brevets
Dans la pratique, le brevet a connu beaucoup d’évolutions dans ses usages. Longtemps proscrit dans le domaine du médicament, il est désormais perçu par l’industrie pharmaceutique comme une arme défensive et/ou offensive qui l’utilise contrairement à sa finalité première d’incitation à l’innovation.
C’est ainsi que l’on pourra relever certaines pratiques d’obtention d’une protection supplémentaire indue :
- La technique de « l’evergreening patents » ou« brevets de seconde génération»
Cette technique consiste, pour une entreprise pharmaceutique ayant obtenu une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché), à procéder à une nouvelle demande de brevet, à travers une faible modification du produit de base à quelques années de la fin de l’exclusivité conférée par le brevet initial, de manière à perpétuer la période de protection du « nouveau médicament ».
Le « nouveau médicament » n’en est pas un en réalité, car la modification apportée au produit de base ne constitue pas véritablement une amélioration dans le traitement de la maladie.
Cette technique a donc pour particularité de maintenir le droit exclusif d’exploitation pendant des années supplémentaires et d’empêcher les concurrents du générique de développer des médicaments abordables pour les patients sans tomber sous le coup de la contrefaçon.
2. La stratégie des « grappes de brevets »ou « patent fences »
Dans ce cas de figure, pour un même médicament, plusieurs brevets « s’enchevêtrent comme des branches pour former un buisson épais et broussailleux »[12].
Ce qui pose problème, dans ce type de stratégie, est précisément la détermination par les concurrents de leur liberté d’exploitation, compte tenu du nombre pléthorique de brevets que peut revêtir une seule invention.
Tout concurrent ou, plutôt, toute autre entreprise pharmaceutique innovatrice aurait du mal à déterminer sa liberté d’exploitation, les grappes de brevets ayant entraîné un climat d’incertitude juridique qui pourrait malheureusement, non seulement décourager les efforts d’innovation des uns, mais aussi bloquer le désir d’entrée des autres sur le marché.
3. Le retrait du médicament de référence
Il s’agit d’une stratégie visant à empêcher l’accès des médicaments génériques au marché. Cette stratégie consiste à faire recours au cadre réglementaire pour demander l’annulation de l’enregistrement d’une AMM à l’approche de l’expiration de la protection conférée par le brevet.
Le retrait du médicament princeps juste avant la possibilité d’entrée des génériques sur le marché est jugée redoutablement abusive dans le sens où la vente du générique devient impossible en l’absence du produit de référence sur le marché.
A ce niveau, les affaires Gaviscon (médicament de la famille des antiacides d’action locale-ndlr) et AstraZeneca sont très illustratives. La concurrence du Losec (inhibiteur de la pompe à protons (IPP) qui ralentit ou prévient la production d’acide-ndlr), par des produits génériques et parallèlement importés a été rendue impossible par l’annulation stratégique de l’enregistrement de son AMM. Dans cette affaire, Astrazeneca a fait usage de la directive 65/65 qui en vertu du droit exclusif d’exploiter lui donnait le droit de retirer l’AMM du Losec[13].
4. Brevet de barrage
La finalité de ce type de brevet est d’entraver l’accès d’une technologie à un concurrent. La technique consiste à faire une demande de brevet sans une volonté réelle d’exploitation. L’accumulation de ce type de brevets aura pour objectif de « geler » des technologies de substitution (par rapport à celles d’ores et déjà exploitées). Les brevets triviaux et les brevets leurres sont des variantes de ce type de brevet.
5. Les accords de report d’entrée de médicaments génériques
Les accords de report d’entrée, encore appelés contrats « pay for delay », dits aussi, « Reverse Payment Patent Settlement », constituent un type particulier de contrat assez développé aux Etats-Unis, conclus entre entreprise pharmaceutique de princeps et entreprise du générique, et ayant pour objet de reporter l’entrée des médicaments génériques dans un marché, cela, en contrepartie soit d’un versement d’indemnité ou de la délivrance d’un service à travers une convention de coopération.
Ce type d’arrangement permettra in fine au détenteur du princeps d’écarter la concurrence et de toujours continuer à tirer profit de l’allongement de son exclusivité d’exploitation. Pour le producteur de générique, cela constitue également une belle opportunité de réalisation de bénéfices importants, sans toutefois entrer sur le marché.
III/ UNE REMISE EN CAUSE QUESTIONNEE DE L’UTILITE DES BREVETS SUR LE MEDICAMENT
A/ Une incompatibilité de principe entre l’utilité thérapeutique du médicament et les principes directeurs du droit des brevets[14]
Le brevet a pour rôle premier de protéger une innovation en accordant à son propriétaire un monopole temporaire d’exploitation, cela, en contrepartie de la diffusion de l’innovation pour le bien-être social. Ce privilège de protection sous forme de propriété intellectuelle, attribué par la société, s’analyserait donc comme une récompense pour la contribution à l’innovation.
Cette exclusivité offerte constitue, en définitive, une incitation à l’innovation car elle permet d’assurer au détenteur du brevet, un retour sur investissement.
Toutefois, il est permis de constater que ce rôle premier a été dévoyé, le brevet dans le secteur pharmaceutique étant devenu une arme défensive et offensive à l’encontre des concurrents, et créant in fine un lourd préjudice pour les patients, privés de biens de santé d’utilité publique à coût abordable.
Le système actuel du droit des propriétés intellectuelles, comme nous l’analysions dans notre thèse[15], en raison des prérogatives d’exclusivité accordées au propriétaire, est caractérisé comme étant un système individualiste, faisant la promotion de l’intérêt individuel, en l’occurrence celui des actionnaires de l’industrie pharmaceutique, et cela au détriment de l’intérêt de la communauté.
Cet exclusivisme qui caractérise ce droit présente de grands risques pour l’accessibilité à des biens privés d’utilité publique, comme l’est le médicament, de sorte qu’un changement dans le mode de fonctionnement des brevets s’impose.
En rappel, comme le consacre le droit des propriétés intellectuelles, l’exclusivisme sur la chose objet de brevet, est une prérogative reconnue de principe à tout propriétaire qui l’exerce librement selon son bon vouloir. De ce pouvoir absolu du propriétaire sur « sa chose », découle indirectement, le deuxième caractère du droit de la propriété, en l’occurrence celui du « pouvoir envers autrui », qui serait expressément un pouvoir d’exclure.
Ce pouvoir d’exclure est l’expression de la liberté du propriétaire de choisir de se prémunir de toute interférence arbitraire d’autrui sur la chose dont il exerce toutes les prérogatives.
En vertu donc de cette exclusivité, des patients pourraient se voir interdire toute atteinte à ce bien. Et nous le constatons aujourd’hui, avec les pénuries des spécialités portant sur des médicaments dont les brevets sont déjà tombés dans le domaine public.
Conformément à la conception civiliste de la propriété, l’individu étant l’unique garant de la satisfaction de ses intérêts privés, il lui revient en vertu de la situation de monopole conférée par le droit de propriété, d’en tirer la meilleure utilisation possible de son bien, quelle que soit sa rareté ou son utilité ; d’où l’intérêt de la remise en cause de ce monopole ; car avec un « droit d’exclure », qui s’est imposé comme le critère déterminant de la propriété et un pouvoir d’appropriation qui obéit à un principe unique de protection des intérêts individuels du propriétaire, l’on est en droit de s’inquiéter pour l’accessibilité de tous aux biens d’utilité publique.
En définitive, le problème qui se posera est que la satisfaction de ces biens d’intérêt collectif dépendra du droit subjectif absolu de leurs propriétaires, les industriels.
Alors quoi faire lorsqu’un propriétaire, du fait de son monopole sur un bien, fixe des conditions très élevées, rendant ainsi ce bien inaccessible à ceux qui ont juste besoin de ce bien de santé pour se soigner et survivre ?
B/ La prédominance d’une logique de rentabilité économique aux antipodes du droit d’accès au soin
Le constat, aujourd’hui, est que le marché du médicament s’est imprégné d’une logique de rentabilité qui entrave fortement l’accès et la disponibilité des médicaments.
La structure du marché, fortement accentuée par un monopole exclusif de commercialisation par l’entremise du brevet donne une liberté économique totale à l’industrie pharmaceutique dans la fixation des prix des produits de santé.
En raison des coûts de production du médicament, les industriels, qui disposent dans la majorité des Etats d’une liberté de fixation des prix, exigent de fortes sommes.
La justification rapportée en est principalement l’incitation à la recherche, et la nécessité de compensation des investissements réalisés.
Autrement dit, selon leurs explications, la préservation de la grande profitabilité de l’industrie pharmaceutique est la condition sine qua non de la promotion de recherches futures.
Il est temps de réfléchir à d’autres mode de fonctionnement des industries pharmaceutiques, car le mode de fonctionnement actuel, par des actionnaires privés, voudrait, malheureusement, signifier que l’indisponibilité des médicaments pour des millions de personnes pourrait se justifier par la nécessité de garantie de la survie de l’entreprise, gage de continuité d’accumulation de profits pour les actionnaires.
François COLLART DUTILLEUL définissait le droit comme étant « le langage social qui porte les valeurs qu’une société se donne à elle-même ». Cette définition interpelle notre responsabilité dans la hiérarchisation des valeurs en fonction de leur priorité.
Alors, entre l’intérêt économique que représente les médicaments pour les industries pharmaceutiques et l’intérêt sanitaire en matière de santé publique, à nous de lutter pour la logique qui devrait primer.
[1] Claude MFUKA, Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques : le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida. In : Revue d’économie industrielle, vol. 99, 2e trimestre 2002. Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux, sous la direction de Benjamin CORIAT. pp. 192.
[2] Voir note de bas de page n°28 de la thèse de Michael SANKARA sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international » p.9.
[3] Antoine LECA, Droit pharmaceutique, 6ème éd., Préface de Georges VIALA, Les études hospitalières, Bordeaux, 2012, n°15, p. 55. (Voir également cet ouvrage pour meilleur approfondissement sur l’histoire de la pharmacie depuis son invention médiévale à sa conceptualisation contemporaine).
[4] Pour aller plus loin sur l’histoire du droit français des brevets, voir Jacques AZEMA, Jean-Christophe GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, 8ème éd., Paris : Dalloz, 2017, p. 139-143.
[5]Un avocat et homme politique français du 19e me siècle (né en 1795 et mort en 1863), qui fut successivement député, ministre à mainte reprise, sénateur et premier président de la Cour des comptes.
[6] Cité par Maurice CASSIER in: Maurice CASSIER, Brevet et santé, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004, halshs-01970644, p.5.
[7] Voir Maurice CASSIER, Brevet et santé, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004, halshs-01970644, p.5.
[8] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue par le 11 décembre 2020.
[9] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020, p. 72-74.
[10] Voir Para. 33 de l’article de l’article de Samira GUENNIF, Julien CHAISSE, « L’économie politique du brevet au sud : variations Indiennes sur le brevet pharmaceutique », Revue internationale de droit économique, 2007/2 (t. XXI, 2), p. 185-210. DOI : 10.3917/ride.212.0185. URL : https://www-cairn-info.proxy-scd.u-bourgogne.fr/revue-internationale-de-droit-economique-2007-2-page-185.htm.
Pour aller plus loin dans la thématique des importations parallèles, voir p. 74-90 de la thèse sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue par Michael SANKARA, le 11 décembre 2020.
[11] Bruno BOIDIN, Lucie LESAFFRE, « L’accès des pays pauvres aux médicaments et la propriété intellectuelle : quel apport des partenariats multi-acteurs ? », Revue internationale de droit économique, 2010/3 (t.XXIV), p. 325-350. Para. 6, DOI : 10.3917/ride.243.0325. URL : https://www-cairn-info.proxy-scd.u-bourgogne.fr/revue-internationale-de-droit-economique-2010-3-page-325.htm.
[12] Laure MARINO, « Les patent thickets : du brouillon de l’innovation à la poudrière », in les nouveaux usages du brevet d’invention entre innovation et abus, sous les directions de Jean-Pierre GASNIER et Nicolas BRONZO, Aix-Marseille, PUAM, Innovation et brevets, p. 17.
[13] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020.
[14] Extraits choisis dans notre thèse sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », soutenue, le 11 décembre 2020.
[15] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020.