Entretien avec Isabelle Moine-Dupuis. Le droit est là pour trouver des solutions

Isabelle Moine-Dupuis est maître de conférences à l’université de Bourgogne – Franche-Comté. Elle travaille au Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI – UMR).

Son laboratoire est spécialisé dans le droit du commerce international, de l’énergie au sport, en passant par le droit de la santé. L’une de ses collègues travaille sur les contrats internationaux tels que celui d’AstraZeneca ; un autre, maître de conférences en sciences pharmaceutiques, est spécialiste de la réglementation pharmaceutique.

Ce laboratoire fait partie d’un réseau international (US, italien, anglais), Transpharmatrade, réfléchissant sur les transformations envisageables du marché pharmaceutique.

Parmi les objectifs : soumettre un projet à l’ANR pour obtenir des financements pour ses projets.

* Entretien réalisé par le collectif Médicament bien commun le 10 février 2021

Introduction 

Comme vous avez pu le lire dans notre Manifeste « Pour une appropriation sociale du médicament », notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle. Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés. 

Les médicaments (soins de santé)  ne sont pas des marchandises comme les autres. Les droits de propriété intellectuelle (ou brevets) les soumettent aux règles du marché et de la commercialisation. En matière de santé publique, il existe une tension entre le brevet vu comme un obstacle (augmentation du prix des produits, compromettant l’accès aux médicaments aux plus démunis) et la condition de nouveaux traitements (brevet considéré comme favorisant l’innovation). Nous aimerions en discuter avec vous. 

Isabelle Moine-Dupuis (IMD) : La question de l’appropriation sociale est effectivement une question juridique intéressante.

Médicament Bien commun (MBC) : De nombreuses études ayant montré que le monopole de l’innovation dans l’industrie pharmaceutique n’était pas une méthode efficace pour augmenter l’innovation (promesses non tenues des brevets), pensez-vous que la remise en question des droits de Propriété Intellectuelle (PI) appliqués aux brevets sur les médicaments ait un impact positif sur la santé publique des populations ? Et que ce soit un bon angle d’attaque pour permettre un meilleur accès aux médicaments (prix équitables) ?

IMD : Certainement, mais cela dépend des médicaments. Certains médicaments  ne sont plus sous brevet (par exemple : ceux de la trithérapie VIH, commercialisés dans les années 90). Mais les problèmes d’accès sont liés à énormément de choses : organisation logistique, acheminement, conservation, problèmes de production et de conservation locale (ne serait-ce que les coupures d’électricité en Afrique) ; et surtout, une absence de coordination des Etats pour une politique commune.

Le problème des brevets a émergé avec leur généralisation, qui est relativement récente : au début des années 2000, avec surtout l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelles appliqués au Commerce (ADPIC), de l’OMC. L’exclusivité conférée par le brevet crée une position dominante des laboratoires, qui s’appuient sur les lois nationales et sur l’Accord. Mais comme le dit un adage juridique, le droit cesse où l’abus commence, et le droit de la concurrence qui autorise la domination réprime par exemple le fait de chercher à prolonger indûment l’exclusivité que confère le brevet (dépôts multiples ou successifs en l’absence de réelle innovation, ou « grappes de brevets » ; accords «pay-for-delay », en français, de report d’entrée pour retarder la commercialisation des médicaments génériques).

La question de la protection sociale est fondamentale. Dans les pays du Sud, dont beaucoup n’ont pas de protection sociale, l’achat des médicaments n’est pas possible, et les patients se reportent massivement sur les produits falsifiés (la généralisation du commerce par Internet a mondialisé le phénomène de ce qu’on nomme, improprement d’ailleurs, car les médicaments concernés sont faux et pas seulement copiés en dépit des droits du princeps, la contrefaçon).

MBC : Il nous est apparu que, dans certains de vos écrits, vous cherchiez à « résoudre » la contradiction entre médicament bien privé et en même temps valeur commune : où en êtes-vous dans cette réflexion et dans quelle mesure le droit peut-il nous aider à transformer les biens privés que sont les médicaments aujourd’hui en biens à vocation commune ?

Est ce qu’il existe des approches ou des aspects juridiques (en dehors de la PI) qui permettraient de sortir les médicaments (voire les soins de santé) de la sphère marchande ? Le droit d’usage en fait-il partie ?

IMD : Il existe beaucoup de biens privés soumis à un régime dérogatoire, par exemple, les biens du patrimoine, les œuvres d’art, et même les animaux, à la fois biens et êtres sensibles selon le Code civil.

Il n’est donc pas impossible de proposer un statut particulier parmi les biens, au médicament. Cela pourrait constituer la base d’une régulation internationale du marché du médicament. Pourquoi pas celle de bien commun dont il est question très largement aujourd’hui, avec les vaccins anti-covid, mais qui pourrait être intéressante pour l’ensemble des médicaments.

Quel sens donner à cette expression ?  Dans sa tradition (cf Elinor Ostrom), la notion de commun se base sur un faisceau de droits autour d’un même bien, avec en particulier des droits d’usage multiples qui se combinent ou s’organisent selon des règles communes. On pourrait aussi parler d’une « multipropriété » sur les médicaments. Il importe aussi de bien définir l’objet de cette propriété spécifique : non la « boîte » de médicaments qui suit un circuit commercial, mais le principe actif qui représente la vraie valeur et pourrait porter théoriquement une multitude de revendications ou de droits d’usage (mais il faudrait en définir les créanciers – populations, systèmes de santé ? -, et le débiteur : laboratoires, Etats, institutions internationales, systèmes de protection sociale… ?) .

MBC : La définition des médicaments est très large. Ce régime pourrait-il ne s’appliquer qu’aux médicaments essentiels ?

IMD : On peut imaginer de faire des catégories en se basant sur cette liste de médicaments établie et mise à jour par l’OMS.

MBC : Quelle serait la réaction de l’industrie ? S’il y a droit d’usage mais que le marché fonctionne toujours de la même manière, les industries ne risquent-elles pas de s’en détourner, à cause des pertes de profits ?

IMD : La reconnaissance de ce droit supposerait bien évidemment de nouveaux modèles économiques. Il est arrivé par le passé que les laboratoires jouent le greenwashing au détriment du profit immédiat – voir les relations de Sanofi et de DNDi, dans la mise à disposition d’un médicament pédiatrique mis au point par le premier sans brevet. Le laboratoire y gagnait jusqu’à présent via la notation de l’entreprise, susceptible d’avoir un impact sur sa cotation en bourse. Est-ce toujours le cas ?  Certes, et notamment depuis la crise sanitaire, l’opinion a les yeux rivés sur le comportement des « big pharmas ».

En outre, et de plus en plus, les laboratoires ont besoin d’un modèle économique particulier pour les médicaments innovants. Ils font valoir la prise de risque, financière et industrielle, exceptionnelle, que facilite la structure financière privée. Comment mettre en œuvre une articulation cohérente et acceptée par tous entre les acteurs publics et privés, au bénéfice du plus grand nombre de patients possibles, telle est l’équation.

MBC : Les coûts réels ne sont pas connus ; avec plus de transparence on pourrait mieux apprécier à quels médicaments devraient s’appliquer ces règles. Le droit peut-il obliger l’industrie pharmaceutique (lP) à être plus transparente sur ses coûts ?

IMD : Il est difficile de travailler sur les contrats à cause du secret des affaires : il est donc tout aussi difficile de parler de transparence.

Comment obliger un laboratoire à être transparent sur ses coûts ? Il faudrait réglementer ses obligations, ce qui à notre avis, ne peut se faire qu’à travers un instrument international, de type traité. Aujourd’hui, il n’y a pas de gouvernance internationale de l’accès au médicament.

C’est en effet le problème global du droit international, qui est scindé, éclaté : d’une part le droit humanitaire, sous l’égide de l’ONU, et de l’OMS, d’autre part, le droit du commerce international, sous l’égide de l’OMC. Il est donc compliqué de connecter l’un et l’autre de ces droits à propos de la santé, vue comme principielle par le premier, et relevant de l’exception à la liberté des marchés par le second.

MBC : L’OMS a toujours été dans la position d’observateur à l’OMC mais l’idéologie du  marché est toujours au-dessus de celle des droits humains. Et les accords pour la santé passent de plus en plus par des accords de libre-échange hors de l’OMC.

IMD : Les accords ADPIC (Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) ont révélé de manière éclatante cette difficulté !

L’OMC est cependant un forum entre États, qui a la capacité d’apporter une « flexibilité » à ses propres accords (ainsi la décision de 2003 visant à corriger l’ADPIC pour ne pas totalement priver les pays à faibles revenus de médicaments indispensables) ; mais elle est elle-même aujourd’hui fréquemment dépassée par les accords de libre-échange (y compris pour les accords concernant la santé), qui sont souvent plus contraignants en termes de propriété intellectuelle, que l’ADPIC.

En raison de ces contradictions diverses, une concordance de diverses initiatives, y compris locales, même privées, paraît plus envisageable qu’une gouvernance internationale. Le temps du droit international est un temps très long –il a fallu au moins un siècle pour forger le concept de propriété artistique, entre le siècle des Lumières et la Convention de Berne, à la fin du 19ème siècle. Cependant les périodes de crise ou d’urgence sont susceptibles d’accélérer les processus. La société civile va prendre de plus en plus d’importance dans les années à venir. La crise actuelle est l’occasion de faire avancer les débats.

N’oublions pas non plus que le droit a beaucoup d’imagination, il peut créer des outils : il faut que ces derniers répondent à un besoin mais aussi qu’ils soient relayés par la volonté politique et la faisabilité économique –  l’invention de la personne morale est un exemple de construction juridique destiné à répondre à une nécessité de la vie sociale et économique, permettre à des groupements de contracter en leur propre nom, et non en celui de leurs membres, ainsi qu’avoir un patrimoine distinct.

MBC: On voit, avec les vaccins contre la Covid-19, que les brevets sont l’un des freins à l’amplification de leur production et à leur mise à disposition mondiale. A quelles institutions (et à quel niveau) faut-il s’adresser pour être entendu et quels sont les arguments à faire valoir pour une suspension de l’application des brevets sur les vaccins et les traitements médicaux contre ce virus? Pour qu’ils soient reconnus comme biens communs de l’humanité ?

IMD : Une première question se pose : le frein provient-il plus d’un problème de capacité de production ou d’une question de brevet ?  Ces vaccins sont-ils faciles à produire ? En effet, octroyer une licence à un génériqueur suppose que celui-ci soit en mesure de produire la copie du vaccin, et dans un laps de temps court compte tenu de l’urgence des besoins : est-ce actuellement le cas ? Si oui, ce levier est bien sûr à envisager.

 

MBC : Beaucoup de pays pourraient produire en faisant valoir la licence d’office. Au préalable, il faut libérer les vaccins du brevet pour que la production puisse se faire dans tous les pays.

Les vaccins à ARNm, ne seraient pas si compliqués à fabriquer, si les firmes le souhaitaient. Il faut s’équiper en matériel.

C’est différent pour le vaccin Astra Zeneca, utilisant un adénovirus. Celui-ci est protégé mais la firme a permis à des organisations d’utiliser sa technologie. Le partenaire, l’université d’Oxford, a fait pression pour que le prix soit bas.

Le modèle est différent de celui de Pfizer, à capital risque. Cela se traduit par des différences de prix des vaccins. Comment justifier la course au profit des IP alors qu’il y a eu beaucoup d’investissements publics ?

IMD : La société commerciale est conçue pour faire des profits, c’est la différence entre une société et une association, ou une ONG. S’il fallait transformer la propriété intellectuelle pour qu’elle ne soit plus dans une logique de profit, il faudrait l’adapter pour concilier  la protection des valeurs dites non marchandes (santé, éducation…) avec le fonctionnement d’une société commerciale, surtout à dimension multinationale.

MBC : La loi de 1901 a été modifiée récemment. Ainsi des associations servent à présent à privatiser des services, et permettent de distribuer des profits sous des formes indirectes.

IMD : En France au moins, les associations peuvent avoir des salariés et une activité économique, à condition de le préciser dans les statuts. Ce sont des personnes morales de droit privé mais elles n’ont pas par principe le droit de distribuer les profits réalisés entre leurs membres.

Ce n’est pas parce qu’un organisme est régi par le droit privé qu’il répartit des bénéfices. Des personnes de droit privé peuvent être de service public, non lucratif – les organismes de Sécurité Sociale, par exemple.

Comment inciter les laboratoires à se rapprocher de ce genre de statut ? Utiliser la contrainte impliquerait que les Etats se coordonnent pour avoir prise sur les multinationales. Or les Etats n’ont pas prise directement sur les sociétés de droit privé étrangères : l’Etat français n’a pas autorité sur une société étrangère. En outre, d’un pays à l’autre, les modèles économiques, les « philosophies » de l’entreprise sont différents – prenons par exemple, le système de financement et d’exploitation du cinéma aux USA et en France.

MBC : Mais on observe cependant que, d’une part, les services publics sont de plus en plus pressés de faire du « rentable » ; d’autre part, les organismes privés ont toujours pour objectif la rentabilité, et inciter des laboratoires à abandonner cet objectif est difficile car le médicament est sous la coupe de l’OMC et non de l’OMS. Il faudrait donc, en premier lieu, que le médicament soit reconnu comme un service public, et que l’objectif du service public redevienne le bien commun.

IMD : L’industrie pharmaceutique est constituée de sociétés commerciales, dont l’objectif est de faire du profit et de satisfaire des actionnaires, nous l’avons rappelé. Mais cela ne doit pas faire oublier que sa raison d’être (pour utiliser un concept introduit par la loi PACTE, en France), est de répondre aux besoins des populations d’avoir des médicaments utiles et accessibles. C’est un levier essentiel, relevant de l’intérêt public en effet, et qui devrait distinguer cette industrie de celle qui produit des objets de consommation courante, non ou moins essentiels (là aussi pour user d’un terme bien actuel !). Ce peut être le socle d’un statut différencié, encore à construire.

MBC : Pour les vaccins, la recherche est financée par l’argent public mais, une fois mis sur le marché, il faut les payer à nouveau. Peut-on avancer l’argument « pas de profit sur la pandémie » ? Rappeler l’argent public injecté ? Que peut le droit ? Est-ce une question de rapport de forces ?

IMD : Le droit est là pour trouver des solutions avec les moyens qui sont les siens, mais aussi les contraintes qui l’entourent.

Le problème, dans le contexte que vous évoquez, est que les Etats sont eux-mêmes en concurrence. L’Union Européenne– si décriée en ce moment sur cette question – a pu être un laboratoire assez remarquable dans ce domaine, avec bien des points à améliorer (ce qui montre la difficulté de parvenir à des accords plus larges, dans des systèmes juridiques non intégrés en outre). Sur la question que vous évoquez, il me semble qu’une vision plus harmonisée et moins territoriale de la Sécurité Sociale, régulatrice des prix dans un pays comme la France, pourrait être une part de solution : mais les approches des différents Etats membres divergent parfois fortement. Plus largement, beaucoup de pays dans le monde n’ont aucun outil de ce type : si les laboratoires n’ont pas d’interlocuteur acheteur ayant le pouvoir de négocier, ils sont libres de fixer leurs prix.

MBC : Il est difficile d’agir au niveau national : Sanofi fait seulement 30% de son CA en France mais 70% hors Europe.

IMD : L’on y voit parfois la raison des pénuries de médicaments, qui durent depuis déjà plusieurs années.

MBC: A ce propos, plusieurs paramètres sont en jeu : les délocalisations, la sous-traitance, la production à flux tendu. Quand un maillon est défectueux, toute la chaîne est bloquée. Par exemple, une entreprise a brûlé en Inde, elle ne peut plus fournir de principes actifs, ce qui entraîne une rupture de production sans doute pour plusieurs produits. Même les médicaments essentiels peuvent être en rupture de stock. Il y a des entreprises qui arrêtent la fabrication de médicaments « pas rentables ».

Il y a aussi un refus de développer des génériques pour des médicaments à des prix « trop bas » pour les firmes qui, essentiellement, fonctionnent avec les molécules princeps. La France a toujours refusé d’avoir un vrai marché des génériques, il n’y a pas de grand génériqueur.

IMD : C’est assez paradoxal, dans la mesure où le droit de la sécurité sociale dans notre pays favorise l’achat de génériques (avec notamment le système « tiers payant contre génériques »).

MBC : Si on supprime les brevets, le générique n’existe plus. Le princeps et le générique sont alors un seul et même produit.

IMD : Si les accords ADPIC étaient dénoncés, et même, si les droits nationaux interdisaient le dépôt de brevets sur les innovations médicamenteuse, l’innovation pourrait-elle continuer ? Là est une question fondamentale que l’on pose souvent de manière inverse : est-ce que la possibilité de déposer un brevet aide l’innovation ?

MBC : Actuellement la recherche publique découvre et le privé confisque les résultats et dépose un brevet. Si on continue de financer la recherche publique, la recherche continuera à faire des découvertes. L’industrie ferme ses laboratoires de recherche en interne, qu’elle ne juge  pas rentables, et achète les produits aux start-up. Ces start-ups sont généralement créées par des gens issus du public. Il faudrait permettre de les réintégrer dans le public.

Par ailleurs l’INSERM ou le CNRS déposent aussi des brevets : il faudrait proposer que leurs résultats de recherche restent dans le domaine public. On pourrait séparer la recherche de la production.

Enfin, dans le développement des médicaments, ce sont les essais cliniques qui coûtent très chers. L’échelle de financement est supérieure aux besoins de la recherche. A voir si les essais dans les hôpitaux publics ne sont pas moins onéreux.

IMD : L’idée serait donc une recherche publique et une fabrication privée. L’expropriation est une possibilité pour la puissance publique : on pourrait avancer l’idée d’un « brevet public ».

MBC : Il y a un accord international pour les virus : la Chine n’a pas pris de brevet sur le génome du SARS-CoV-2. Mais pour les vaccins et autres produits pharmaceutiques, le monopole dû au brevet fausse la concurrence.

IMD : Le droit de la concurrence est un droit national ou régional (Union européenne) : il connaît ainsi la notion d’abus de position dominante. Mais le droit de la concurrence n’est pas mondialisé, au sens où il n’y a pas d’autorité de la concurrence véritablement supranationale. Une entente entre les pays pour trouver une solution de ce type, se forger des armes pour aboutir à une régulation mondiale de la concurrence, est nécessaire mais demande du temps. En outre, le droit de la concurrence n’est pas conçu à la base pour protéger les individus et les peuples, mais les marchés : on retombe donc sur le même « écueil ». Cependant, le droit de la concurrence joue parfois un rôle protecteur de l’accès aux médicaments (ainsi lorsqu’il réprime les pratiques destinées à écarter les génériques du marché, comme les accords de report d’entrée).  Une accélération en ce sens est imaginable, sous la pression des sociétés en temps de crise.

MBC : Si on utilise cette crise provoquée par la pandémie, quelle serait, avec les armes du droit, la meilleure façon d’attaquer, pour que le médicament ait un statut international ?

IMD : En droit international, plusieurs organisations sont possibles :

– des traités : le principe en est qu’en cas de problème commun, ne se réduisant pas à une question nationale et dès lors qu’existe un intérêt à s’accorder, plutôt que de rester « chacun chez soi », il convient de trouver un minimum de règles communes ; par exemple, la Convention de Berne sur la propriété intellectuelle des auteurs littéraires et artistiques, même si elle n’a pas réuni l’accord de tous les Etats, a pu être signée et  intégrée dans un grand nombre de droits nationaux, afin de protéger au mieux les auteurs. C’est plus intéressant qu’un accord de libre-échange dans la mesure où le point de vue peut être plus large, la philosophie moins « économico-centrée », et l’adhésion des peuples également.

– des instruments d’application desdits traités (juridictions, systèmes d’arbitrage ou de conciliation, qui permettent d’avoir un droit « dur » – effectif -, et aussi de débattre et de faire progresser le droit (la source de ce dernier n’étant pas uniquement normative mais aussi judiciaire).

On peut créer ainsi pas à pas un nouvel ordre juridique à partir d’un traité, comme cela est le cas dans des domaines comme  dans le cadre des traités OMC ou ceux du droit international de l’investissement (que je connais mal..). Rappelons ici l’intérêt de l’arbitrage comme système très développé de justice internationale : contrairement à ce que l’on imagine, les décisions des arbitres sont des décisions judiciaires véritables, ce qui a mené à une construction d’un droit d’acteurs privés (que nous nommons au CREDIMI la lex mercatoria, loi du commerce international, mais qui peut avoir de nombreuses déclinaisons, comme une lex pharamceutica). Par exemple : en cas de forage dans un pays, on a trouvé des arbitres qui arrivent à imposer aux entreprises de réparer les dégâts à l’environnement, de façon indépendante des droits nationaux.

MBC : Pourrait-on aboutir à un traité pour la santé ?

L’ordre juridique international est à construire sur ce point. Il y a une multitude d’acteurs possibles, sous l’égide d’une organisation internationale, comme l’OMS, ou d’un triumvirat (OMS-OMC-ONU). Pourquoi ne pas rêver ?

MBC : Finalement le droit a une multitude de moyens. Qu’est ce qui prime : le politique (pas seulement les Etats) ou les sociétés civiles, les ONG, les organisations citoyennes ? Le droit international peut-il évoluer sous une forte poussée ?

IMD : Ce qui fait déjà avancer, c’est qu’on en parle. Quand la valeur est affirmée, on cherche des outils. Par exemple : le travail des enfants. On ne le trouve pas normal, petit à petit, on fait accepter cette idée. La société civile a des ressorts, notamment les réseaux sociaux, parfois plus efficaces que les Etats. Surtout en cas de pandémie, où tous se sentent plus concernés et interdépendants : les débats qui ont émergé depuis l’arrivée du SIDA ont conduit à revoir partiellement les accords ADPIC.

Les outils sont là, le droit peut inventer beaucoup de choses, peut « recréer la réalité ». Il a besoin de l’appui des autres disciplines, de la philosophie, de la sociologie, de l’économie. Et surtout de l’appui des gens : le droit n’existe pas si les gens ne le veulent pas. Le droit est une création humaine. Le droit essaie de mettre de l’ordre dans le désordre, et en recherche en permanence les opportunités.

La période que nous vivons est peut-être un moment important pour agir.

Bibliographie conseillée :

-1) « L’OMC pourrait décider que la propriété intellectuelle ne s’applique pas aux produits Covid-19 ». Gaëlle Krikorian. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/10/gaelle-krikorian-l-omc-pourrait-decider-que-la-propriete-intellectuelle-ne-s-applique-pas-aux-produits-covid-19

2)  Covid-19 : « Le fait que Pfizer ait découvert un vaccin avant Sanofi n’est pas une surprise »

Chez les fabricants de médicaments, la logique actionnariale l’a emporté sur la logique de santé publique, estime la chercheuse Nathalie Coutinet. Propos recueillis par Antoine Reverchon. Publié le 05 février 2021

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/05/covid-19-le-fait-que-pfizer-ait-decouvert-un-vaccin-avant-sanofi-n-est-pas-une-surprise_6068894_3232.html

3) Dictionnaire des biens communs ; Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.) ; Presses universitaires de France, 2017.

-4) Le médicament et la personne, aspects de droit international, direction I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2007.

-5) Les pratiques de l’industrie pharmaceutique au regard du droit de la concurrence, C. Jourdain-Fortier et I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2010.

-6) Le droit des affaires pharmaceutiques, vers une lex pharmaceutica ?, direction M. Guerriaud C. Jourdain-Fortier et I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2020.

 

 

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