Entretien avec Vladimir Nieddu: Construction du concept de médicament bien commun. Quels rapports de forces ? Comment, avec qui ?

Entretien avec Vladimir Nieddu *

(*) Vladimir Nieddu a travaillé 42 ans dans les services techniques d’un hôpital psychiatrique. Il est membre et animateur de Mouvement Populaire Pour la santé People’s Health Movement (PHM France) : https://www.facebook.com/groups/2666278480145495/

A ce titre il participera à la campagne mondiale pour la levée des brevets en marge de la réunion de l’OMC à Genève les 29 et 30 novembre, avec 90 autres participants de PHM de différents pays. Il faut faire pression pour  la levée de tous les brevets sur les vaccins et traitements anti Covid-19, mais aussi remettre en question les traités commerciaux dans l’esprit « notre monde n’est pas à vendre ». L’eau, la nourriture, le travail, le logement, les systèmes de santé, … qui doivent être des biens communs.

Introduction

MBC: Comme on peut le lire dans notre manifeste “Pour une appropriation sociale du médicament” (www.medicament-bien-commun.org) notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle (brevets).

Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés  et voulons progresser dans la construction du concept de médicament bien commun, c’est à dire un accès pour tous, un prix juste, des effets indésirables contrôlés, des pénuries évitées, une utilité sociale des traitements, une place aux patients, …. .

Quel est ton avis sur cette approche ? Est-ce que People’s Health Movement, notamment au plan international, s’inscrit dans une approche similaire ? Quelle est la vision de PHM?

Vladimir: PHM a pris naissance dans les pays du Sud (Inde et Afrique du Sud) où se trouvent ses principaux sièges. La coordination mondiale est tournante : en 2022 elle se tiendra en Amérique latine.

Les accords d’Alma Ata fixaient comme objectifs une santé pour tous en l’an 2000. PHM s’est engagé pour supprimer la mortalité évitable ; les premiers combats ont été de faciliter l’accès aux vaccins et la lutte contre le HIV.

Bien sûr que la santé est un bien commun (BC), mais également tous les déterminants de la santé, incluant les médicaments, l’accès à l’alimentation, le logement, l’eau ; ce qui remet en question la propriété.

Construire des biens communs nécessite des rapports de forces de très haut niveau et une coordination internationale, une alliance de tous les systèmes de santé et de tous les autres secteurs. Et il faut avoir une stratégie à long terme.

MBC : Dans la construction du rapport de forces, on constate une résistance énorme. Les manifestations pour exiger des vaccins pour tous sont peu suivies. Quelques personnalités se sont engagées, mais c’est insuffisant. Comment fait-on pour rassembler plus ?

Comment progresser dans l’opinion publique et les mobilisations sur cet objectif ? N’est-on pas freiné par la dispersion des définitions suivant les organisations ou mouvements, la faiblesse de la réponse du politique sur le sujet, une mobilisation insuffisante ou le fait que le médicament est considéré encore majoritairement comme une marchandise, le doute que l’on puisse faire reculer les Big Pharma. 

Vladimir : Comment progresser dans l’opinion publique ? C’est un projet de long terme. Obtenir la levée des brevets sur les vaccins serait une avancée considérable. La société a changé depuis le début de la pandémie : il y a des fissures, les relations sont différentes dans ce monde multilatéral. L’hégémonie américaine est en train d’être taillée en pièces avec la montée de la puissance chinoise. Le monde devient multipolaire. Les réponses de la bourgeoisie se différencient sur le pacte budgétaire, sur les intérêts nationaux. Il y a une crise capitaliste.

Il faut   exploiter les divisions de l’adversaire qui donnent des espaces de lutte. Par exemple les divisions entre les différents fabricants de vaccins sont une brèche dans le secteur privé. Il faut sensibiliser la population à la question des biens communs. Il faut articuler le problème du médicament à ceux de la santé. Aujourd’hui les médicaments sont un moyen de piller la sécurité sociale ; c’est scandaleux.

La situation est particulière en France : les médecins sont très attachés à la médecine à l’acte et se mobilisent peu. Dans d’autres pays (Afrique du sud, Inde), les médecins sont au contraire moteurs. En Grande Bretagne, les médecins ont joué un rôle considérable à la COP 26.

Cependant on constate en France depuis 2019 une évolution  avec une convergence entre des jeunes médecins, des soignants, les syndicats et la population. Des initiatives se construisent, comme la mobilisation de la psychiatrie https://printempsdelapsychiatrie.org/, le 18 novembre, comme les manifestations pour la santé, l’hôpital public et les soignants le 4 décembre, dans le secteur social et médico-social partout en France le 7 décembre 2021, à l’appel des syndicats, des collectifs de défense des hôpitaux, des associations, … c’est nouveau et porteur d’avenir.

MBC : on peut être optimiste parce que l’adversaire se divise. C’est une brèche où s’engouffrer, notamment pour remettre en question la propriété intellectuelle.

MBC est sollicité pour une audition par la commission des lois de l’Assemblée Nationale pour une proposition de loi donnant un statut aux biens communs. C’est un moyen de marquer des points et de sensibiliser la population. Même si tous les membres de MBC ne partagent pas cet enthousiasme ou ne pensent pas que cette proposition de loi soit une avancée. Elle risque d’être rapidement enterrée, comme l’a été la proposition d’inscrire les biens communs dans la constitution. Par exemple l’Université du bien commun (UBC) est très attentive à l’avènement de ce statut juridique. Pour qu’il advienne, la société civile doit pousser très fort. https://www.universitebiencommun.org/

Le concept fondamental de la loi sur les biens communs est posé en terme politique. Il pourrait être repris dans les programmes de la campagne présidentielle, mais pour le moment la santé en est totalement absente.

Cette proposition de loi, travaillée avec les associations, permet de mettre sur la place publique le concept de biens communs et d’avoir des débats, des prises de position, notamment des associations.

En proposant une loi sur les biens communs, prend-on les choses dans le bon sens ? C’est un choix de société dont il est question pour sortir de la domination de l’argent.

C’est une période très à risque pour la santé. Le bilan va encore s’alourdir avec la pandémie. La mobilisation citoyenne n’est pas suffisante face aux Big Pharma.  Il faut faire progresser dans l’opinion l’idée que ces questions sont fondamentales, existentielles. On a besoin que ces questions traversent toutes les couches de la population. Parmi les plus précaires, la situation est subie, il n’y a pas de mobilisations.

Les médecins ne bougeront pas si les mobilisations ne sont qu’à l’appel des syndicats. Il faut rester attentif à ce qui bouge, comme le fait que FO ait échoué à exclure les collectifs et associations de la mobilisation du 4 décembre. Une convergence a pris corps, qui est peut être une étape pour une prise de conscience citoyenne. Même si les gens se sont repliés sur eux-mêmes, les propositions de mobilisations comme celle du 4 décembre sont utiles.

La Santé doit devenir un dénominateur commun, qui permettrait de faire basculer le reste. Il faut construire en élargissant.  On a la possibilité d’avancer. La santé est passée du 7ème   au 3ème  rang des préoccupations des français. La fébrilité des gens au pouvoir indique qu’ils sont en difficulté.

Vladimir : Il ne faut pas opposer le débat législatif et les mobilisations. Tout est utile pour avancer.

Il faut s’appuyer sur les déterminants de la santé, globaliser les choses, et relier les problèmes (brevets – faim dans le monde par exemple) entre eux plutôt que les cloisonner.

Donner un objectif mondial à long terme (50 ans). Par exemple le besoin d’une protection sociale, c’est un bien commun sans frontière, un objectif de très long terme. L’idéal serait une sécurité sociale globale qui intègre tout le système de santé, incluant le système assurantiel, pour une santé démocratique sous contrôle populaire. A partir du global, il faut donner des objectifs locaux.

Ce qui est essentiel pour les communs, c’est une valeur juridique, une utilité sociale reconnue, impliquant une participation importante de la population. La réponse aux besoins, la démocratie, l’universalité, l’accès…

On observe beaucoup de mobilisations concernant la santé dans d’autres pays en Europe: Suisse, Italie, Grande Bretagne, Espagne, pays de l’est (en Pologne plusieurs dizaines de milliers de manifestants, du jamais vu depuis 1979)

En France, il faut relier notre discours sur la santé au discours général, désigner l’adversaire et faire savoir ce qui se passe. E. Macron est le verrou à faire sauter; c’est lui qui tient avec l’Allemagne le maintien des brevets, d’autant qu’il sera président de l’UE de janvier à juin 2022.

Il faut construire un agenda : une conférence européenne avant juin, un 8 mars 2022 très fort ainsi que le 7 avril 2022, journée mondiale de la santé. Des échéances sur le terrain social incluant des grèves en santé dans toute l’UE. Tout faire pour que la question santé devienne centrale. C’est à préparer dès maintenant.

Dans la discussion à l’OMC sur la levée des brevets, il existe une volonté de trouver une monnaie d’échange, mais pas celle de modifier les échanges inégaux entre pays riches et pays pauvres. A l’OMC, tout est lié. PHM n’est pas seulement là pour les vaccins mais veut élargir son champ d’intervention à l’alimentation, et  aussi au numérique. Pour PHM, il est nécessaire de supprimer l’OMC.

MBC : l’OMC peut faire pression sur l’industrie pharmaceutique pour la levée des brevets uniquement pour que l’économie reparte.

Les multinationales peuvent faire semblant de céder en mettant en avant les Medicine Patents Pools,https://medicinespatentpool.org/fr qui leur permettent de rester propriétaires des brevets tout en laissant croire qu’elles les partagent. En échange elles vont demander à ce que les « intrants » circulent plus facilement. Autrement dit obtenir une baisse des prix, ce qui serait préjudiciable pour les fournisseurs de ces intrants, bien souvent les pays pauvres. Les industries du médicament veulent sauvegarder leur image de marque, conscientes qu’au procès de Pretoria, ce n’est pas d’avoir cédé sur les licences d’office  qui leur a fait mal, mais d’avoir, par leur comportement, terni leur image de marque.

Vladimir : Rendre compte de la situation, c’est aussi rendre compte des divergences au sein du système capitaliste actuel. La concurrence inter-capitaliste entre les industries de production entraîne des divisions qui constituent des « trous de souris » pour nos luttes.

MBC : Comment verrais-tu une rencontre avec la participation de plusieurs groupements, mouvements ou personnalités mobilisées ou en réflexion sur le sujet ?

Vladimir : je vois trois objectifs

– Très vite rédiger un très court document adressé à E. Macron, Il est nécessaire de le cibler sur les responsabilités criminelles du gouvernement français en refusant la levée des brevets à la réunion de l’OMC.

– Faire en sorte que la mobilisation du 30 novembre soit un succès.

– Mettre en œuvre une stratégie tout de suite après la réunion de l’OMC, au niveau international, pour que la santé soit au premier plan des préoccupations.

– Articuler national/international avec une grève générale européenne autour de la privatisation de la santé le 7 avril 2022. Cette date (3 jours avant la présidentielle) doit devenir une référence de mobilisation contre la privatisation de la santé.

La santé touche tout le monde, c’est une question transversale dont il faut faire une bataille centrale. Se saisir de la situation de la pandémie pour sensibiliser les citoyens en faisant des assemblées populaires sur la santé partout (ce qui a été fait en Inde), en restant au plus près des populations, et dans l’unité.

Anecdote : Le texte syndical et du mouvement associatif “plus jamais ça” https://plus-jamais.org/ en réponse à la pandémie avait « oublié »  les questions de santé ; ils ont réécrit un  nouveau texte  les intégrant.

Il se pourrait que nous ayons une avancée soudaine. Comme en Tunisie, avec l’ampleur des mobilisations, la prise du pouvoir par le président (issu du mouvement social). Ou au Brésil, avec une brusque mobilisation début septembre, avec des millions de personnes dans la rue et dé-légitimation de Bolsonaro.

La pandémie est à l’origine de crises sanitaires et sociales qui poussent à de fortes mobilisations.

MBC : La couverture médiatique est faible sur les initiatives citoyennes, ce qui freine l’effet boule de neige nécessaire. Les réseaux sociaux prennent le relais sur les mouvements sociaux. Les assemblées populaires permettraient de contrecarrer la faible diffusion de l’information.

La santé est vraiment dans toutes les têtes (hôpital public, manque de médecins..). Il faut fédérer tous les acteurs.

La santé est un problème central et avec la volonté du gouvernement d’étatiser la Sécurité sociale c’est un moment historique où tout ce qui tourne autour de la santé se fédère, ce qui peut constituer un cocktail explosif qui peut nous surprendre. Le sujet est brûlant.

Vladimir : Pour devenir membre de PHM, il suffit d’approuver la charte – possibilité de suivre des formations sur la santé. PHM est en capacité de mettre MBC en contact avec des chercheurs, activistes du monde entier sur ces questions. Il est possible de suivre des visios avec des internationaux (Afrique du Sud, Inde).

Il tiendra MBC informés de la suite des activités de PHM.

Entretien réalisé le 17 novembre 2021

 

 

Entretien avec Isabelle Moine-Dupuis. Le droit est là pour trouver des solutions

Isabelle Moine-Dupuis est maître de conférences à l’université de Bourgogne – Franche-Comté. Elle travaille au Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI – UMR).

Son laboratoire est spécialisé dans le droit du commerce international, de l’énergie au sport, en passant par le droit de la santé. L’une de ses collègues travaille sur les contrats internationaux tels que celui d’AstraZeneca ; un autre, maître de conférences en sciences pharmaceutiques, est spécialiste de la réglementation pharmaceutique.

Ce laboratoire fait partie d’un réseau international (US, italien, anglais), Transpharmatrade, réfléchissant sur les transformations envisageables du marché pharmaceutique.

Parmi les objectifs : soumettre un projet à l’ANR pour obtenir des financements pour ses projets.

* Entretien réalisé par le collectif Médicament bien commun le 10 février 2021

Introduction 

Comme vous avez pu le lire dans notre Manifeste “Pour une appropriation sociale du médicament”, notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle. Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés. 

Les médicaments (soins de santé)  ne sont pas des marchandises comme les autres. Les droits de propriété intellectuelle (ou brevets) les soumettent aux règles du marché et de la commercialisation. En matière de santé publique, il existe une tension entre le brevet vu comme un obstacle (augmentation du prix des produits, compromettant l’accès aux médicaments aux plus démunis) et la condition de nouveaux traitements (brevet considéré comme favorisant l’innovation). Nous aimerions en discuter avec vous. 

Isabelle Moine-Dupuis (IMD) : La question de l’appropriation sociale est effectivement une question juridique intéressante.

Médicament Bien commun (MBC) : De nombreuses études ayant montré que le monopole de l’innovation dans l’industrie pharmaceutique n’était pas une méthode efficace pour augmenter l’innovation (promesses non tenues des brevets), pensez-vous que la remise en question des droits de Propriété Intellectuelle (PI) appliqués aux brevets sur les médicaments ait un impact positif sur la santé publique des populations ? Et que ce soit un bon angle d’attaque pour permettre un meilleur accès aux médicaments (prix équitables) ?

IMD : Certainement, mais cela dépend des médicaments. Certains médicaments  ne sont plus sous brevet (par exemple : ceux de la trithérapie VIH, commercialisés dans les années 90). Mais les problèmes d’accès sont liés à énormément de choses : organisation logistique, acheminement, conservation, problèmes de production et de conservation locale (ne serait-ce que les coupures d’électricité en Afrique) ; et surtout, une absence de coordination des Etats pour une politique commune.

Le problème des brevets a émergé avec leur généralisation, qui est relativement récente : au début des années 2000, avec surtout l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelles appliqués au Commerce (ADPIC), de l’OMC. L’exclusivité conférée par le brevet crée une position dominante des laboratoires, qui s’appuient sur les lois nationales et sur l’Accord. Mais comme le dit un adage juridique, le droit cesse où l’abus commence, et le droit de la concurrence qui autorise la domination réprime par exemple le fait de chercher à prolonger indûment l’exclusivité que confère le brevet (dépôts multiples ou successifs en l’absence de réelle innovation, ou « grappes de brevets » ; accords «pay-for-delay », en français, de report d’entrée pour retarder la commercialisation des médicaments génériques).

La question de la protection sociale est fondamentale. Dans les pays du Sud, dont beaucoup n’ont pas de protection sociale, l’achat des médicaments n’est pas possible, et les patients se reportent massivement sur les produits falsifiés (la généralisation du commerce par Internet a mondialisé le phénomène de ce qu’on nomme, improprement d’ailleurs, car les médicaments concernés sont faux et pas seulement copiés en dépit des droits du princeps, la contrefaçon).

MBC : Il nous est apparu que, dans certains de vos écrits, vous cherchiez à « résoudre » la contradiction entre médicament bien privé et en même temps valeur commune : où en êtes-vous dans cette réflexion et dans quelle mesure le droit peut-il nous aider à transformer les biens privés que sont les médicaments aujourd’hui en biens à vocation commune ?

Est ce qu’il existe des approches ou des aspects juridiques (en dehors de la PI) qui permettraient de sortir les médicaments (voire les soins de santé) de la sphère marchande ? Le droit d’usage en fait-il partie ?

IMD : Il existe beaucoup de biens privés soumis à un régime dérogatoire, par exemple, les biens du patrimoine, les œuvres d’art, et même les animaux, à la fois biens et êtres sensibles selon le Code civil.

Il n’est donc pas impossible de proposer un statut particulier parmi les biens, au médicament. Cela pourrait constituer la base d’une régulation internationale du marché du médicament. Pourquoi pas celle de bien commun dont il est question très largement aujourd’hui, avec les vaccins anti-covid, mais qui pourrait être intéressante pour l’ensemble des médicaments.

Quel sens donner à cette expression ?  Dans sa tradition (cf Elinor Ostrom), la notion de commun se base sur un faisceau de droits autour d’un même bien, avec en particulier des droits d’usage multiples qui se combinent ou s’organisent selon des règles communes. On pourrait aussi parler d’une « multipropriété » sur les médicaments. Il importe aussi de bien définir l’objet de cette propriété spécifique : non la « boîte » de médicaments qui suit un circuit commercial, mais le principe actif qui représente la vraie valeur et pourrait porter théoriquement une multitude de revendications ou de droits d’usage (mais il faudrait en définir les créanciers – populations, systèmes de santé ? -, et le débiteur : laboratoires, Etats, institutions internationales, systèmes de protection sociale… ?) .

MBC : La définition des médicaments est très large. Ce régime pourrait-il ne s’appliquer qu’aux médicaments essentiels ?

IMD : On peut imaginer de faire des catégories en se basant sur cette liste de médicaments établie et mise à jour par l’OMS.

MBC : Quelle serait la réaction de l’industrie ? S’il y a droit d’usage mais que le marché fonctionne toujours de la même manière, les industries ne risquent-elles pas de s’en détourner, à cause des pertes de profits ?

IMD : La reconnaissance de ce droit supposerait bien évidemment de nouveaux modèles économiques. Il est arrivé par le passé que les laboratoires jouent le greenwashing au détriment du profit immédiat – voir les relations de Sanofi et de DNDi, dans la mise à disposition d’un médicament pédiatrique mis au point par le premier sans brevet. Le laboratoire y gagnait jusqu’à présent via la notation de l’entreprise, susceptible d’avoir un impact sur sa cotation en bourse. Est-ce toujours le cas ?  Certes, et notamment depuis la crise sanitaire, l’opinion a les yeux rivés sur le comportement des « big pharmas ».

En outre, et de plus en plus, les laboratoires ont besoin d’un modèle économique particulier pour les médicaments innovants. Ils font valoir la prise de risque, financière et industrielle, exceptionnelle, que facilite la structure financière privée. Comment mettre en œuvre une articulation cohérente et acceptée par tous entre les acteurs publics et privés, au bénéfice du plus grand nombre de patients possibles, telle est l’équation.

MBC : Les coûts réels ne sont pas connus ; avec plus de transparence on pourrait mieux apprécier à quels médicaments devraient s’appliquer ces règles. Le droit peut-il obliger l’industrie pharmaceutique (lP) à être plus transparente sur ses coûts ?

IMD : Il est difficile de travailler sur les contrats à cause du secret des affaires : il est donc tout aussi difficile de parler de transparence.

Comment obliger un laboratoire à être transparent sur ses coûts ? Il faudrait réglementer ses obligations, ce qui à notre avis, ne peut se faire qu’à travers un instrument international, de type traité. Aujourd’hui, il n’y a pas de gouvernance internationale de l’accès au médicament.

C’est en effet le problème global du droit international, qui est scindé, éclaté : d’une part le droit humanitaire, sous l’égide de l’ONU, et de l’OMS, d’autre part, le droit du commerce international, sous l’égide de l’OMC. Il est donc compliqué de connecter l’un et l’autre de ces droits à propos de la santé, vue comme principielle par le premier, et relevant de l’exception à la liberté des marchés par le second.

MBC : L’OMS a toujours été dans la position d’observateur à l’OMC mais l’idéologie du  marché est toujours au-dessus de celle des droits humains. Et les accords pour la santé passent de plus en plus par des accords de libre-échange hors de l’OMC.

IMD : Les accords ADPIC (Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) ont révélé de manière éclatante cette difficulté !

L’OMC est cependant un forum entre États, qui a la capacité d’apporter une « flexibilité » à ses propres accords (ainsi la décision de 2003 visant à corriger l’ADPIC pour ne pas totalement priver les pays à faibles revenus de médicaments indispensables) ; mais elle est elle-même aujourd’hui fréquemment dépassée par les accords de libre-échange (y compris pour les accords concernant la santé), qui sont souvent plus contraignants en termes de propriété intellectuelle, que l’ADPIC.

En raison de ces contradictions diverses, une concordance de diverses initiatives, y compris locales, même privées, paraît plus envisageable qu’une gouvernance internationale. Le temps du droit international est un temps très long –il a fallu au moins un siècle pour forger le concept de propriété artistique, entre le siècle des Lumières et la Convention de Berne, à la fin du 19ème siècle. Cependant les périodes de crise ou d’urgence sont susceptibles d’accélérer les processus. La société civile va prendre de plus en plus d’importance dans les années à venir. La crise actuelle est l’occasion de faire avancer les débats.

N’oublions pas non plus que le droit a beaucoup d’imagination, il peut créer des outils : il faut que ces derniers répondent à un besoin mais aussi qu’ils soient relayés par la volonté politique et la faisabilité économique –  l’invention de la personne morale est un exemple de construction juridique destiné à répondre à une nécessité de la vie sociale et économique, permettre à des groupements de contracter en leur propre nom, et non en celui de leurs membres, ainsi qu’avoir un patrimoine distinct.

MBC: On voit, avec les vaccins contre la Covid-19, que les brevets sont l’un des freins à l’amplification de leur production et à leur mise à disposition mondiale. A quelles institutions (et à quel niveau) faut-il s’adresser pour être entendu et quels sont les arguments à faire valoir pour une suspension de l’application des brevets sur les vaccins et les traitements médicaux contre ce virus? Pour qu’ils soient reconnus comme biens communs de l’humanité ?

IMD : Une première question se pose : le frein provient-il plus d’un problème de capacité de production ou d’une question de brevet ?  Ces vaccins sont-ils faciles à produire ? En effet, octroyer une licence à un génériqueur suppose que celui-ci soit en mesure de produire la copie du vaccin, et dans un laps de temps court compte tenu de l’urgence des besoins : est-ce actuellement le cas ? Si oui, ce levier est bien sûr à envisager.

 

MBC : Beaucoup de pays pourraient produire en faisant valoir la licence d’office. Au préalable, il faut libérer les vaccins du brevet pour que la production puisse se faire dans tous les pays.

Les vaccins à ARNm, ne seraient pas si compliqués à fabriquer, si les firmes le souhaitaient. Il faut s’équiper en matériel.

C’est différent pour le vaccin Astra Zeneca, utilisant un adénovirus. Celui-ci est protégé mais la firme a permis à des organisations d’utiliser sa technologie. Le partenaire, l’université d’Oxford, a fait pression pour que le prix soit bas.

Le modèle est différent de celui de Pfizer, à capital risque. Cela se traduit par des différences de prix des vaccins. Comment justifier la course au profit des IP alors qu’il y a eu beaucoup d’investissements publics ?

IMD : La société commerciale est conçue pour faire des profits, c’est la différence entre une société et une association, ou une ONG. S’il fallait transformer la propriété intellectuelle pour qu’elle ne soit plus dans une logique de profit, il faudrait l’adapter pour concilier  la protection des valeurs dites non marchandes (santé, éducation…) avec le fonctionnement d’une société commerciale, surtout à dimension multinationale.

MBC : La loi de 1901 a été modifiée récemment. Ainsi des associations servent à présent à privatiser des services, et permettent de distribuer des profits sous des formes indirectes.

IMD : En France au moins, les associations peuvent avoir des salariés et une activité économique, à condition de le préciser dans les statuts. Ce sont des personnes morales de droit privé mais elles n’ont pas par principe le droit de distribuer les profits réalisés entre leurs membres.

Ce n’est pas parce qu’un organisme est régi par le droit privé qu’il répartit des bénéfices. Des personnes de droit privé peuvent être de service public, non lucratif – les organismes de Sécurité Sociale, par exemple.

Comment inciter les laboratoires à se rapprocher de ce genre de statut ? Utiliser la contrainte impliquerait que les Etats se coordonnent pour avoir prise sur les multinationales. Or les Etats n’ont pas prise directement sur les sociétés de droit privé étrangères : l’Etat français n’a pas autorité sur une société étrangère. En outre, d’un pays à l’autre, les modèles économiques, les « philosophies » de l’entreprise sont différents – prenons par exemple, le système de financement et d’exploitation du cinéma aux USA et en France.

MBC : Mais on observe cependant que, d’une part, les services publics sont de plus en plus pressés de faire du « rentable » ; d’autre part, les organismes privés ont toujours pour objectif la rentabilité, et inciter des laboratoires à abandonner cet objectif est difficile car le médicament est sous la coupe de l’OMC et non de l’OMS. Il faudrait donc, en premier lieu, que le médicament soit reconnu comme un service public, et que l’objectif du service public redevienne le bien commun.

IMD : L’industrie pharmaceutique est constituée de sociétés commerciales, dont l’objectif est de faire du profit et de satisfaire des actionnaires, nous l’avons rappelé. Mais cela ne doit pas faire oublier que sa raison d’être (pour utiliser un concept introduit par la loi PACTE, en France), est de répondre aux besoins des populations d’avoir des médicaments utiles et accessibles. C’est un levier essentiel, relevant de l’intérêt public en effet, et qui devrait distinguer cette industrie de celle qui produit des objets de consommation courante, non ou moins essentiels (là aussi pour user d’un terme bien actuel !). Ce peut être le socle d’un statut différencié, encore à construire.

MBC : Pour les vaccins, la recherche est financée par l’argent public mais, une fois mis sur le marché, il faut les payer à nouveau. Peut-on avancer l’argument « pas de profit sur la pandémie » ? Rappeler l’argent public injecté ? Que peut le droit ? Est-ce une question de rapport de forces ?

IMD : Le droit est là pour trouver des solutions avec les moyens qui sont les siens, mais aussi les contraintes qui l’entourent.

Le problème, dans le contexte que vous évoquez, est que les Etats sont eux-mêmes en concurrence. L’Union Européenne– si décriée en ce moment sur cette question – a pu être un laboratoire assez remarquable dans ce domaine, avec bien des points à améliorer (ce qui montre la difficulté de parvenir à des accords plus larges, dans des systèmes juridiques non intégrés en outre). Sur la question que vous évoquez, il me semble qu’une vision plus harmonisée et moins territoriale de la Sécurité Sociale, régulatrice des prix dans un pays comme la France, pourrait être une part de solution : mais les approches des différents Etats membres divergent parfois fortement. Plus largement, beaucoup de pays dans le monde n’ont aucun outil de ce type : si les laboratoires n’ont pas d’interlocuteur acheteur ayant le pouvoir de négocier, ils sont libres de fixer leurs prix.

MBC : Il est difficile d’agir au niveau national : Sanofi fait seulement 30% de son CA en France mais 70% hors Europe.

IMD : L’on y voit parfois la raison des pénuries de médicaments, qui durent depuis déjà plusieurs années.

MBC: A ce propos, plusieurs paramètres sont en jeu : les délocalisations, la sous-traitance, la production à flux tendu. Quand un maillon est défectueux, toute la chaîne est bloquée. Par exemple, une entreprise a brûlé en Inde, elle ne peut plus fournir de principes actifs, ce qui entraîne une rupture de production sans doute pour plusieurs produits. Même les médicaments essentiels peuvent être en rupture de stock. Il y a des entreprises qui arrêtent la fabrication de médicaments « pas rentables ».

Il y a aussi un refus de développer des génériques pour des médicaments à des prix « trop bas » pour les firmes qui, essentiellement, fonctionnent avec les molécules princeps. La France a toujours refusé d’avoir un vrai marché des génériques, il n’y a pas de grand génériqueur.

IMD : C’est assez paradoxal, dans la mesure où le droit de la sécurité sociale dans notre pays favorise l’achat de génériques (avec notamment le système « tiers payant contre génériques »).

MBC : Si on supprime les brevets, le générique n’existe plus. Le princeps et le générique sont alors un seul et même produit.

IMD : Si les accords ADPIC étaient dénoncés, et même, si les droits nationaux interdisaient le dépôt de brevets sur les innovations médicamenteuse, l’innovation pourrait-elle continuer ? Là est une question fondamentale que l’on pose souvent de manière inverse : est-ce que la possibilité de déposer un brevet aide l’innovation ?

MBC : Actuellement la recherche publique découvre et le privé confisque les résultats et dépose un brevet. Si on continue de financer la recherche publique, la recherche continuera à faire des découvertes. L’industrie ferme ses laboratoires de recherche en interne, qu’elle ne juge  pas rentables, et achète les produits aux start-up. Ces start-ups sont généralement créées par des gens issus du public. Il faudrait permettre de les réintégrer dans le public.

Par ailleurs l’INSERM ou le CNRS déposent aussi des brevets : il faudrait proposer que leurs résultats de recherche restent dans le domaine public. On pourrait séparer la recherche de la production.

Enfin, dans le développement des médicaments, ce sont les essais cliniques qui coûtent très chers. L’échelle de financement est supérieure aux besoins de la recherche. A voir si les essais dans les hôpitaux publics ne sont pas moins onéreux.

IMD : L’idée serait donc une recherche publique et une fabrication privée. L’expropriation est une possibilité pour la puissance publique : on pourrait avancer l’idée d’un « brevet public ».

MBC : Il y a un accord international pour les virus : la Chine n’a pas pris de brevet sur le génome du SARS-CoV-2. Mais pour les vaccins et autres produits pharmaceutiques, le monopole dû au brevet fausse la concurrence.

IMD : Le droit de la concurrence est un droit national ou régional (Union européenne) : il connaît ainsi la notion d’abus de position dominante. Mais le droit de la concurrence n’est pas mondialisé, au sens où il n’y a pas d’autorité de la concurrence véritablement supranationale. Une entente entre les pays pour trouver une solution de ce type, se forger des armes pour aboutir à une régulation mondiale de la concurrence, est nécessaire mais demande du temps. En outre, le droit de la concurrence n’est pas conçu à la base pour protéger les individus et les peuples, mais les marchés : on retombe donc sur le même « écueil ». Cependant, le droit de la concurrence joue parfois un rôle protecteur de l’accès aux médicaments (ainsi lorsqu’il réprime les pratiques destinées à écarter les génériques du marché, comme les accords de report d’entrée).  Une accélération en ce sens est imaginable, sous la pression des sociétés en temps de crise.

MBC : Si on utilise cette crise provoquée par la pandémie, quelle serait, avec les armes du droit, la meilleure façon d’attaquer, pour que le médicament ait un statut international ?

IMD : En droit international, plusieurs organisations sont possibles :

– des traités : le principe en est qu’en cas de problème commun, ne se réduisant pas à une question nationale et dès lors qu’existe un intérêt à s’accorder, plutôt que de rester « chacun chez soi », il convient de trouver un minimum de règles communes ; par exemple, la Convention de Berne sur la propriété intellectuelle des auteurs littéraires et artistiques, même si elle n’a pas réuni l’accord de tous les Etats, a pu être signée et  intégrée dans un grand nombre de droits nationaux, afin de protéger au mieux les auteurs. C’est plus intéressant qu’un accord de libre-échange dans la mesure où le point de vue peut être plus large, la philosophie moins « économico-centrée », et l’adhésion des peuples également.

– des instruments d’application desdits traités (juridictions, systèmes d’arbitrage ou de conciliation, qui permettent d’avoir un droit « dur » – effectif -, et aussi de débattre et de faire progresser le droit (la source de ce dernier n’étant pas uniquement normative mais aussi judiciaire).

On peut créer ainsi pas à pas un nouvel ordre juridique à partir d’un traité, comme cela est le cas dans des domaines comme  dans le cadre des traités OMC ou ceux du droit international de l’investissement (que je connais mal..). Rappelons ici l’intérêt de l’arbitrage comme système très développé de justice internationale : contrairement à ce que l’on imagine, les décisions des arbitres sont des décisions judiciaires véritables, ce qui a mené à une construction d’un droit d’acteurs privés (que nous nommons au CREDIMI la lex mercatoria, loi du commerce international, mais qui peut avoir de nombreuses déclinaisons, comme une lex pharamceutica). Par exemple : en cas de forage dans un pays, on a trouvé des arbitres qui arrivent à imposer aux entreprises de réparer les dégâts à l’environnement, de façon indépendante des droits nationaux.

MBC : Pourrait-on aboutir à un traité pour la santé ?

L’ordre juridique international est à construire sur ce point. Il y a une multitude d’acteurs possibles, sous l’égide d’une organisation internationale, comme l’OMS, ou d’un triumvirat (OMS-OMC-ONU). Pourquoi ne pas rêver ?

MBC : Finalement le droit a une multitude de moyens. Qu’est ce qui prime : le politique (pas seulement les Etats) ou les sociétés civiles, les ONG, les organisations citoyennes ? Le droit international peut-il évoluer sous une forte poussée ?

IMD : Ce qui fait déjà avancer, c’est qu’on en parle. Quand la valeur est affirmée, on cherche des outils. Par exemple : le travail des enfants. On ne le trouve pas normal, petit à petit, on fait accepter cette idée. La société civile a des ressorts, notamment les réseaux sociaux, parfois plus efficaces que les Etats. Surtout en cas de pandémie, où tous se sentent plus concernés et interdépendants : les débats qui ont émergé depuis l’arrivée du SIDA ont conduit à revoir partiellement les accords ADPIC.

Les outils sont là, le droit peut inventer beaucoup de choses, peut “recréer la réalité”. Il a besoin de l’appui des autres disciplines, de la philosophie, de la sociologie, de l’économie. Et surtout de l’appui des gens : le droit n’existe pas si les gens ne le veulent pas. Le droit est une création humaine. Le droit essaie de mettre de l’ordre dans le désordre, et en recherche en permanence les opportunités.

La période que nous vivons est peut-être un moment important pour agir.

Bibliographie conseillée :

-1) « L’OMC pourrait décider que la propriété intellectuelle ne s’applique pas aux produits Covid-19 ». Gaëlle Krikorian. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/10/gaelle-krikorian-l-omc-pourrait-decider-que-la-propriete-intellectuelle-ne-s-applique-pas-aux-produits-covid-19

2)  Covid-19 : « Le fait que Pfizer ait découvert un vaccin avant Sanofi n’est pas une surprise »

Chez les fabricants de médicaments, la logique actionnariale l’a emporté sur la logique de santé publique, estime la chercheuse Nathalie Coutinet. Propos recueillis par Antoine Reverchon. Publié le 05 février 2021

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/05/covid-19-le-fait-que-pfizer-ait-decouvert-un-vaccin-avant-sanofi-n-est-pas-une-surprise_6068894_3232.html

3) Dictionnaire des biens communs ; Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.) ; Presses universitaires de France, 2017.

-4) Le médicament et la personne, aspects de droit international, direction I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2007.

-5) Les pratiques de l’industrie pharmaceutique au regard du droit de la concurrence, C. Jourdain-Fortier et I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2010.

-6) Le droit des affaires pharmaceutiques, vers une lex pharmaceutica ?, direction M. Guerriaud C. Jourdain-Fortier et I. Moine-Dupuis, Lexisnexis, 2020.

 

 

Entretien* avec Pierre Crétois « Être propriétaire, ce n’est pas avoir tous les droits ».

Pierre Crétois est docteur en philosophie – Maître de conférences en philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne, travaille sur la question de la propriété sous l’angle philosophique.

Cet entretien a été réalisé avec le collectif Médicament Bien Commun le 25 Février 2021

Comme vous avez pu le lire dans notre Manifeste “Pour une appropriation sociale du médicament”, (www.medicament-bien-commun.org ) notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle. Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés, et nous aimerions en discuter avec vous. 

Nous avons préparé quelques questions mais elles ne sont pas exhaustives….

Médicament Bien Commun :

Face à la marchandisation tendancielle de portions grandissantes de la vie humaine et des ressources communes, conduisant à l’extension du domaine des biens privés, s’élabore une série de revendications multiples autour du commun et des communs. 

Selon d’où l’on parle les notions de bien public, de/des commun/s ou de/des bien/s commun/s n’ont pas le même contenu, ni la même signification. Quelle est votre conception de ces notions ?

Est-ce que nous pouvons parler, comme le fait R. Pétrella dans un appel de l’Agora des habitants de la terre (https://www.pressenza.com/fr/2021/01/vaccins-et-sante-defendre-les-droits-universels-et-la-justice-mondiale/), de biens communs publics mondiaux ? Un bien peut-il être à la fois public et commun ?

Pierre Crétois :

Nous assistons à un triomphe du néolibéralisme : aujourd’hui, le politique n’a plus d’autorité sur l’économique. Il se met à son service, pour organisée une concurrence libre et non faussée de l’initiative privée. Son rôle est de rendre possible le fonctionnement idéal du marché national et international. Il favorise l’initiative privée. Alors qu’on souhaiterait maintenir le service public.

Le président Macron dit que le vaccin est un Bien Public Mondial (BPM). Il y a là une ambiguïté. Quand il parle de Bien Public Mondial au sujet des vaccins, il entend que c’est aux pays riches d’acheter des vaccins aux firmes pharmaceutiques, sur les deniers publics, pour distribuer aux pays plus pauvres. Il ne s’attaque pas aux brevets, ni aux profits des entreprises. L’approche libérale nous lie aux traités (accords internationaux). Les Etats signataires doivent s’y conformer.

La différence entre Bien Public (BP) et Bien Commun (BC) ?

Un BP est une propriété de l’État ou de l’administration (piscine, bibliothèque). Mais il peut y avoir captation des BP par l’administration, les citoyens ne sont pas convoqués pour décider des usages.

Un BC appartient à tous, géré de manière démocratique, ce sont les usagers qui doivent définir les accès et les usages.

  1. Pétrella : son approche est intéressante, traitée de manière globale, à l’échelle planétaire. L’Agora des habitants de la terre demande que les pays les plus pauvres puissent bénéficier gratuitement des vaccins, milite pour un affaiblissement des brevets, pour qu’ils deviennent des licences libres. Mais les États ont signé les accords ADPIC (aspect des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), ils ne peuvent pas s’en déjuger.

Mentionner le Bien Public n’est pas un bon angle d’approche pour remettre en question la PI. Demander plutôt que les vaccins et les médicaments contre les pandémies soient patrimoine commun de l’humanité. C’est alors toute l’humanité qui est propriétaire.

Patrimoine commun est un concept utilisé pour les fonds marins, une ressource environnementale. Le patrimoine est exclu de la marchandisation (res communis). Une exploitation privée des fonds marins a été rendue possible en introduisant la notion de BPM.

Pour protéger les intérêts de l’humanité, parler de patrimoine commun. Il est plus difficile de « marchandiser » le patrimoine commun que le BC ou le BP.

MBC :

COVAX (initiative ayant pour but d’assurer un accès équitable à la vaccination contre le Covid-19 dans 200 pays) est sensé couvrir les besoins des pays pauvres.  A ce jour, elle est insuffisante.

PC : En plus, elle permet un enrichissement honteux des producteurs pharmaceutiques.

MBC :

Dans l’engagement du Manifeste, nous plaçons l’ambition des transformations nécessaires dans l’appropriation par la société de toute la chaîne du médicament, de la recherche à la production, à la distribution, sa prise en charge par la Sécurité sociale, impliquant le dépassement de l’entreprise néolibérale et la transformation du travail. 

Or cette question de propriété et de pouvoirs (non réduit au pouvoir d’État) est souvent contournée. Pouvez-vous préciser votre conception de l’appropriation sociale. Comment faire progresser cette appropriation ? Par quels leviers ? 

PC :

L’idée que nous nous faisons de la propriété privée : le propriétaire a tous les droits sur le bien qui lui appartient.

Je défends une autre conception selon laquelle dans la propriété il y a une part commune, qui peut être revendiquée. Il n’y aurait pas de droit absolu et souverain du propriétaire, il doit faire droit aux droits des autres : les droits des tiers, du voisinage, les contraintes d’urbanisme, etc…

Notion qui rejoint l’idée de propriété sociale, terme apparu à la fin du XIX siècle (1884), (Fouillée, 1838 – 1912 ; écrivain, philosophe). Dans tous les biens privés, il est une part sociale, commune, qui empêche une propriété absolue.

Il n’existe pas de self made man qui mériterait la jouissance absolue de la propriété. Il y a une interdépendance des individus. Tout ce qui est produit au sein de la société est coproduit par toute la société, par tous les Hommes.

Ex : les vaccins, sont produits sur la base de connaissances communes, de techniques que les firmes privatisent alors qu’elles sont principalement issues de la recherche publique.

Militer pour l’idée selon laquelle il y a une part commune dans les vaccins. Faire valoir les droits de la participation de la société à la production ; les Big pharma ne devraient pas pouvoir revendiquer une propriété absolue.

Le public a son mot à dire, le peuple a à faire valoir des droits sur ce qui est produit.

Les vaccins n’ont pu être produits que sur la base de connaissances, de techniques qui relèvent des BC. Que les entreprises exploitent pour leurs intérêts privés.

On pourrait ne pas contester les brevets des inventeurs des recettes (formules) de médicaments mais les entreprises devraient reconnaître qu’elles ne l’ont pas fait toutes seules.

Il faut rompre avec le mouvement qui a organisé le reflux du politique ou l’alignement sur l’économie. Les questions politiques ne peuvent pas se diluer dans l’économique.

Exemple : En tant que citoyens, on peut considérer qu’une activité, même non rentable, est nécessaire pour le collectif. Si c’est l’intérêt général des citoyens, un financement socialisé est décidé; ce qui est un pouvoir de contrôle des citoyens sur leur destin commun. Ex : un cinéma qui ne serait pas assez rentable, que les citoyens voudraient conserver et financer. C’est un objectif en commun de pouvoir financer certaines activités considérées comme “non rentables” pour l’économie de marché.

Différentier ce qui est non rentable selon l’économie de marché mais néanmoins désirable pour les citoyens, la société. Redonner un pouvoir de contrôle aux citoyens avec des objectifs que l’on se donne en commun. Rappeler l’autonomie de la sphère politique sur les décisions de ce que l’on finance par rapport à la logique économique.

Dans le passé, la politique (puissance publique) pouvait décider de financer des secteurs non rentables. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est interdit : si une activité n’est pas rentable, elle n’a pas à exister ; elle doit être stoppée.

De plus les pouvoirs publics délèguent de plus en plus au secteur privé ; ex : l’économie sociale et solidaire (ESS), c’est au privé de l’assumer. Idem pour la recherche. La recherche n’est pas rentable, on supprime les budgets, on délègue au secteur privé. On accorde les brevets. Résultat, pour la Covid-19, c’est à la recherche privée de trouver des solutions.

Notre conception contemporaine de la propriété est issue du 18e, non adaptée ; il existe de nombreux blocages, des contradictions importantes. La propriété selon le code civil (article 544) affirme le droit de propriété absolue mais aussi qu’elle doit se référer aux réglementations qui l’encadrent. Ce qui se traduit par des tensions entre un droit absolu de propriété (brevet et PI) et une volonté de réguler.

On devrait prendre le problème à l’envers.  Au lieu d’instaurer un monopole propriétaire, on aurait dû partir de la co-possession des choses et voir ensuite comment répartir le revenu, et tenir compte des droits de la population humaine. Être propriétaire, ce n’est pas avoir tous les droits.

Le Droit pourrait être opposable au monopole : pouvoir revendiquer les droits de propriété, mais qu’ils soient compatibles avec la réglementation et les droits fondamentaux (ex droit à la santé pour les médicaments).

Les propriétaires des brevets n’ont pas tous les droits. Personne ne peut se prévaloir d’une propriété absolue sur quoi que ce soit.

MBC :

Ce qui n’est pas rentable peut être bien pour les citoyens. Le  médicament est un produit non susceptible d’une concurrence parfaite, ne correspondant pas au marché mainstream. Pourquoi cet argument, connu depuis longtemps, ne marche pas ?

PC:

Il y a une proximité entre les pouvoirs publics qui administrent et les entreprises pharmaceutiques privées qui, à certains égards, sont financées par le public par l’intermédiaire de la protection sociale et du remboursement des médicaments. Pourtant, malgré ce qui relève d’un quasi financement public, les entreprises privées imposent leurs conditions aux pouvoirs publics.

En outre, le médicament, le vaccin, sont des marchandises très spécifiques. Les citoyens sont dépendants du prescripteur ; ils n’ont pas toute l’information ; ils n’ont pas la liberté d’aller voir le concurrent. Le marché du médicament n’est pas un marché avec une concurrence libre et non faussée. Là encore, c’est le public par les AMM (autorisation de mise sur le marché) et le mécanisme des remboursements ou des achats qui finance et organise le marché du médicament qui n’a rien des caractéristiques habituelles des marchés privés où peut régner une concurrence libre et non-faussée.

MBC :

Avec la Sécurité Sociale (SS) en France, il y a une forte régulation publique ; les firmes s’attaquent à ce processus de régulation ; c’est un paradoxe, la SS étant le principal payeur des médicaments ; les firmes vont-elles gagner à la destruction de cette régulation ?

PC :

Les pouvoirs publics minimisent les conditions d’enrichissement des IP. Ils reculent devant la régulation, se contentent d’organiser la concurrence. C’est l’expression de la régulation néolibérale : les lois servent à organiser l’initiative privée plutôt qu’à se substituer à celle-ci en ce qui concerne les secteurs relevant de l’intérêt général.

MBC :

Remarque : dans beaucoup de pays, c’est quand même le consommateur qui achète le médicament et non pas l’État.

MBC :

Faut-il que le médicament reste une marchandise, vu sa spécificité ? Objet de notre question suivante.

MBC :

Certains biens, parce qu’ils sont indispensables à la réalisation des droits de la personne doivent être considérés comme des biens « communs ».  Le médicament contribue à garantir l’effectivité du droit fondamental à la santé. Il est un bien commun. C’est ce que postulent les signataires du Manifeste pour une appropriation sociale du médicament. 

 A notre connaissance il n’y a aucune expérience pratique d’aménagement du commun dans le domaine de la santé et du médicament (éventuellement à Cuba ?). Nous avons conscience qu’il existe une pluralité d’options et de pistes possibles : lesquelles devrions nous privilégier, lesquelles vous semblent possible pour faire du médicament un bien commun à vocation internationale, pour une distribution équitable, selon les besoins des populations ?  

PC :

On est confronté aux méfaits de la concurrence mondialisée. Le politique s’est coupé l’herbe sous le pied en accompagnant le passage au tout marché, en n’empêchant pas de « marchandiser » les BC.

Laisser à la prédation des marchés le soin de produire et de distribuer a des effets pervers, remet en cause le droit : les délocalisations, et déficits d’approvisionnement provoquent des pénuries. En matière d’innovation, c’est le privé qui a trouvé, il faut donc le payer.

Plusieurs grandes voies.

  • Socialisation des ressources, mise en commun des moyens de production, ce qui implique l’augmentation du financement public. Envisager d’accroître le secteur public. Avoir un secteur public à côté du secteur privé. C’est l’Etat providence, voie qui a été dominante mais en retrait maintenant.
  • Limiter les intérêts privés en imposant le respect et la garantie de nouveaux droits fondamentaux.

Ex : au niveau international droit à un environnement non pollué, ou ouverture aux droits des peuples autochtones. Les actions en justice sont utilisées comme leviers.

Pour les vaccins, mobiliser le droit d’accès aux soins, comme levier juridique. Ne remet pas en cause frontalement le brevet.

En tant qu’être humain la richesse ce n’est pas avoir beaucoup, c’est pouvoir accéder, de vivre, voire de s’épanouir.

C’est la capabilité. Ex : problème de distribution de nourriture, ce qui compte ce n’est pas de produire plus mais que tout le monde ait accès à une nourriture équilibrée.

Que tout le monde ait accès au vaccin pour une bonne santé.

  • Poser la question en termes de justice globale. La solidarité se développe au plan national mais il faut créer la solidarité entre pays. Par exemple en affirmant, pour résoudre la pandémie, la destination universelle des vaccins et leur fonction sociale planétaire. Fonction sociale planétaire ou destination universelle des vaccins trouve son origine dans le christianisme. Voir l’encyclique du Pape François, « Fratelli Tutti ». La propriété est un droit secondaire et non pas fondamental. Les ressources doivent bénéficier à tous les êtres humains, pas seulement aux propriétaires.

Cf La fonction sociale de Léon Duguit (1859 – 1928 ; juriste français spécialiste de droit public). La légitimité de la propriété réside dans sa réponse à sa fonction sociale. Le brevet n’est pas utilisé actuellement conformément à sa fonction sociale, les IP ne pouvant pas fournir un vaccin pour tous.

Pour ces 3 approches, il n’y a pas de remise en cause de la PI mais relativisation de cette propriété. On n’attaque pas frontalement les structures juridiques qui protègent les intérêts des producteurs privés mais en faisant valoir la question de la justice. Voie plus accessible face aux IP, leur permettant de défendre leurs intérêts.

– Une approche plus radicale : licences publiques obligatoires, ouvrir le privé à la production collaborative et partage des recettes, moyennant des redevances pour financer la recherche et investissements. Permettrait à tout l’appareil productif pharmaceutique mondial de se mettre en branle et de produire de très gros volumes à bas coût.

Mais la conjoncture ne semble pas prendre ce chemin. On est loin de vouloir amoindrir le pouvoir des brevets.

MBC :

Même si on imposait les licences d’office, il faudrait modifier la procédure car c’est très difficile et très long à mettre en œuvre actuellement.

PC :

La manière la plus radicale serait de contester le monopole d’exploitation.

MBC :

Le renforcement de la propriété intellectuelle (PI), par les accords de libre-échange ADPIC à la création de l’OMC en 1994, consacrant la légitimation mondiale des brevets sur les médicaments, nous parait antinomique avec la possibilité qu’ils puissent devenir des biens communs. Le brevet est un droit structurant l’organisation économique et favorisant l’accumulation du capital. La pandémie Covid-19 met dramatiquement à nu le danger de laisser le contrôle des ressources stratégiques comme « la connaissance », aux seules entreprises, qui s’en servent pour se livrer une concurrence destructrice.

Pensez-vous que la remise en question des droits de Propriété Intellectuelle (PI) appliqués aux brevets soit un bon moyen de remettre en cause la privatisation (ou marchandisation) de la santé. Une réforme de ces droits pourrait –elle favoriser une gouvernance des soins de santé plus collective pour un meilleur accès pour tous ?

PC :

Effectivement c’est ce que je crois ; peut-être que des stratégies (autres que la PI) sont plus accessibles pour l’atteindre.

Il est intéressant de revenir sur les fondements de la PI. La PI est une réalité récente (18e sur l’écrit, rien à voir avec ce que nous connaissons actuellement). La PI est fondée sur des arguments idéologiques, qui ne tiennent pas longtemps : rémunération de la recherche et l’innovation.  Il est possible de démonter ces arguments discutables.

Est-ce que le brevetage permet réellement l’innovation ? Sans brevets, le privé serait dissuadé d’investir. Sans brevet, il n’y aurait pas d’innovation car pas d’objectif de rémunération ? On peut contredire cela en affirmant que les chercheurs dans la recherche publique, ont d’autres motivations que la rémunération, d’autres motivations que l’appât du gain. Est-ce que les brevets ont un rôle d’incitant à l’innovation ? Rendre une recette secrète au lieu de la partager bloque l’émulation et la collaboration fructueuse : les brevets peuvent même empêcher l’innovation (secret empêche la coopération internationale, le partage de la connaissance).

D’où la proposition de transformer les brevets en licences libres. Cela suppose une recherche publique forte, bien financée ; faire front sur l’argument que la recherche privée marche mieux. Le retard de l’Institut Pasteur (fondation française privée à but non lucratif) a servi cet argument. Une fois que la recherche publique n’a plus d’argent, on dit qu’elle ne produit pas. On demande de plus en plus aux labos publics de fonctionner comme les labos privés.

Mobiliser tout ce qui participe à la contestation du monopole propriétaire concernant les ressources environnementales. Tous les biens privés ont une face commune, des biens en commun. Assouplir l’approche de propriété privée, au titre de la justice mondiale.

MBC :

Discours sur le droit à la santé : une des plus grandes difficultés est que certains pays ont peur du droit à la santé car peur des retombées juridiques (cf USA). Ne faut-il pas pousser les ONG internationales à ce que ce droit ne soit pas vide de sens ?

PC :

Voir la position Bolivienne : droits créanciers constants à l’égard des citoyens, pour l’eau, l’éducation, la nourriture. C’est la stratégie la plus simple et la plus porteuse au niveau international : droit à un environnement non pollué, droit à la santé. L’application des Droits fondamentaux relève des institutions publiques.

Réfléchir à la façon dont on pourrait l’implémenter au système industriel de santé : comment construire ce programme, comment l’articuler avec les systèmes actuels de production.

MBC:

Cette notion de justice globale est une notion importante.

PC :

Le principe de justice globale a déjà été posé pour réparer les méfaits de la colonisation, pour la justice intergénérationnelle, la justice environnementale. Tous ces points constituent un questionnement public récent, essentiel. Le vaccin permet de poser cette question, interroge les solidarités entre pays. Le virus ne connaît pas les frontières : obligation des pays riches à l’égard des pays pauvres.

MBC :

La production des vaccins a été prise en main par l’industrie pharmaceutique, alors qu’il s’agit de produits de prévention… Cette différenciation entre vaccin et médicament pourrait-elle être un angle d’attaque ?

PC :

Le présent est oublieux du passé. Dans le passé, la politique de prévention sanitaire était efficace et moins coûteuse. Avec le tournant néolibéral, il y a délégation à la sphère privée.  Le cas du vaccin illustre que tout ne peut pas être « marchandisé ». L’État n’est plus dans un rapport de contrôle mais est un élément négociateur privé face à des producteurs privés. Le néolibéralisme tord le bras à l’État. Cf la question de la confidentialité des contrats des IP avec UE (Pfizer, AstraZeneca …).

MBC :

Il n’y a aucune structure publique de production ou de développement du médicament. Le gouvernement sait qu’il n’y a pas d’alternative autre que celle de passer par l’industrie pharmaceutique. Est-ce qu’on pourra la combattre si on ne peut pas la contrecarrer au plan du développement et de la production ?

PC :

Il y a deux angles d’attaque possibles :

– l’un financier : financer la recherche publique et mettre en place un appareil de production public qui puisse jouer son rôle, y compris à la concurrence, pour inciter à baisser les prix.

– l’autre, la méthode forte : la réquisition, soit passer par la force au nom de l’intérêt général. Rappeler au politique que c’est lui qui a les rênes ; qu’il peut toujours réquisitionner. Le politique a renoncé de lui-même à son pouvoir, au profit du rôle d’organiser le marché et de contrôler la concurrence. Ce sont essentiellement des motivations idéologiques. Les arguments des libéraux ne tiennent pas : personne n’interdit de réquisitionner. Les impératifs d’intérêt général donnent un pouvoir.

 

Entretien avec Christian Laval. Une politique du monde…

Christian Laval, agrégé de sciences sociales, est professeur de sociologie à l’Université Paris Nanterre. Ancien membre du conseil scientifique d’ATTAC, il est co-directeur de la collection « L’horizon des possibles » aux éditions La Découverte et membre de l’institut de recherches de la Fédération Syndicale unitaire (FSU). Spécialiste de la généalogie de la représentation utilitariste puis néolibérale, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont en 2009 : la nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale. L’ouvrage, que Christian Laval et Pierre Dardot ont publié en 2015 : Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, a retenu toute notre attention.

Entretien réalisé par le Collectif Médicament Bien commun (MBC) Manifeste pour une appropriation sociale du médicament 

Comme vous avez pu le lire dans notre Manifeste “Pour une appropriation sociale du médicament”, notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle. Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés et nous aimerions en discuter avec vous.

  1. A propos de la notion de « Bien commun »

Médicament Bien Commun : Peut-on revenir sur la notion de « bien commun ». La pandémie mondiale actuelle semble accélérer la prise de conscience que la santé est un bien commun public mondial.  Mais face aux pouvoirs monopolistiques des Big Pharma, cette conscience est plus hésitante à intégrer le médicament comme bien commun. Les signataires du Manifeste pour une appropriation sociale du médicament postulent que le médicament doit être un bien commun, comme principe d’une santé publique et environnementale à l’échelle planétaire. Ce manifeste revendique la suppression de la notion de propriété privée donc du monopole des droits de PI sur les médicaments attribués par les brevets d’invention. Il ne s’agit donc pas seulement d’affirmer la valeur universelle d’un droit d’accès à la santé.

Que pensez-vous de cette démarche ?

Nous souhaitons confronter cette visée avec le fond du concept. D’autant qu’avec les tensions sur la production et la mise à disposition mondiale des vaccins, il y a de la part des gouvernants, une volonté de détourner la notion de « bien commun », en parlant du vaccin comme Bien Public mondial (BPM). Peut-on clarifier la différence entre ces deux notions ? 

Christian Laval : je souscris entièrement au Manifeste que vous avez publié, j’en suis d’ailleurs signataire, et je n’ai rien à y retrancher ni à y ajouter. Cette démarche est parfaitement dans l’esprit du travail que nous menons avec Pierre Dardot pour préciser ce que pourrait être une « politique du commun » dans tous les secteurs de la vie collective, et notamment dans le domaine de la santé. Nous n’en sommes pas des spécialistes mais nous comptons beaucoup sur tous ceux qui, dans chaque champ, s’y connaissent mieux, soit parce qu’ils y travaillent soit parce qu’ils l’étudient, pour prolonger et affiner nos propres réflexions qui gardent un caractère de généralité. Votre Manifeste trouve évidement aujourd’hui un large écho et ce n’est pas seulement à cause de la pandémie, même si elle joue un rôle de déclencheur.

Il y a de plus en plus de gens qui se rendent compte que la concurrence entre firmes, entre États, entre régions du monde, est catastrophique lorsqu’il s’agit d’un problème qui touche toute l’humanité. La question est aujourd’hui celle de savoir comment construire une politique du monde, pas seulement une politique mondiale, mais une politique qui fasse du monde l’espace pertinent et surtout qui fasse du monde une institution politique. Je m’explique : le monde n’a pas d’existence institutionnelle, sinon en pointillé, avec des organisations non pas mondiales mais internationales, par définition beaucoup trop travaillées et souvent paralysées par les intérêts nationaux. Une politique du monde, une cosmopolitique, doit avoir pour objectif l’institution politique du monde. Comme il y a une institution de la commune ou de la nation, il faut viser une institution démocratique du monde. Pourquoi et comment ? Précisément parce que nous courons à la catastrophe si la réponse aux défis posés au monde par la crise climatique, les pandémies, l’anarchie financière, les flux migratoires, et bien d’autres sujets sont l’objet de la concurrence entre entreprises et entre États.

C’est là, me semble-t-il, que se révèle dans toute son ampleur l’importance de poser un certain nombre de biens comme des biens communs. Non pas des « biens publics mondiaux » mais des biens communs. Quelle différence ? C’est assez simple, les BPM renvoient à la catégorie de « biens publics » de l’économie mainstream qui établit une distinction entre types de biens en fonction de critères techniques (non exclusivité, non rivalité). Les « biens communs » tels que nous devons les redéfinir dans une politique du commun renvoient à des exigences éthiques et politiques d’universalité et de solidarité, qui ne sont pas limitées par les catégorisations économiques qui font des biens marchands la règle et les autres des exceptions ! Le déplacement d’accent est radical, c’est même une opposition entre deux conceptions qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. D’un côté, le bien public est strictement défini par le discours économique dominant, et bien sûr derrière, par le fonctionnement du capitalisme qui a besoin que l’État produise des biens publics (éclairage des rues, phares, armée etc. pour reprendre des exemples classiques). Les économistes de l’ONU se sont un jour aperçu que l’économie mondiale avait besoin de biens publics pour fonctionner et que les États devaient coopérer pour produire les conditions minimales de son fonctionnement, voire contrôler ou neutraliser les effets désastreux qu’elle a entraînés.

Mais la confusion s’est établie entre la notion de « bien public » et celle de « bien commun ». Parler du vaccin comme un « bien public » c’est jouer sur les concepts. Le vaccin est un bien rival et même exclusif (si je le consomme, j’en prive les autres, et je peux parfaitement exclure beaucoup de monde …). Il a toutes les caractéristiques d’un bien marchand que les entreprises privées ont la légitimité de produire et de vendre pour faire le maximum de profits, dans le cadre de la pensée économique dominante s’entend. Il faut en sortir pour penser le médicament ou le vaccin comme un « bien commun », qui ne l’est que par la primauté donnée aux besoins impérieux et aux valeurs fondamentales qu’une politique entend faire respecter. Avec le « bien commun », on n’est plus du tout dans l’univers économique du capitalisme, on est dans un autre monde de valeurs.

  1. Enjeux de propriété et de pouvoirs

MBC : En ce sens, postuler que le médicament devienne un « bien commun », rejoint la définition du « commun » que nous avons comprise de l’essai que vous avez écrit avec Pierre Dardot[1]. Le commun est un principe et une construction politique, qui ne contournent pas les enjeux de propriété et de pouvoirs… « Dire que le commun, comme son étymologie l’indique, est d’emblée politique signifie qu’il oblige à concevoir une nouvelle institution des pouvoirs dans la société…Il donne à entendre qu’il n’est de monde humain souhaitable que celui qui est fondé explicitement et consciemment sur l’agir commun, source des droits et des obligations… ».

Dans l’engagement du Manifeste, nous ne réduisons pas ce principe au seul médicament. Nous plaçons les transformations nécessaires dans l’appropriation par la société de toute la chaîne du médicament, de la recherche à la production, à la distribution, sa prise en charge par la Sécurité sociale (donc la désétatisation de la SS), impliquant le dépassement de l’entreprise néolibérale et la transformation du travail.

Or cette question de propriété et de pouvoirs (non réduit au pouvoir d’État) est souvent contournée. Comment faire progresser cette appropriation ? Par quels leviers ?

CL : Ce sera peut-être pour vous une réponse paradoxale, mais ce que vous appelez dans le titre du Manifeste « appropriation sociale » ne peut être fondée que sur un principe …d’inappropriabilité. Approprier, appropriation ont plusieurs sens. Si vous voulez dire que la production de médicaments et la chaîne des soins doivent être appropriées aux besoins et aux valeurs d’une société, nous nous plaçons hors du champ de la propriété privée pour ce qui concerne des biens jugés essentiels pour la santé, le bien-être, mais aussi la liberté et l’égalité. Mais nous sommes aussi hors du champ de la propriété publique, si l’on entend par là la propriété d’État. Si un État a la propriété officielle ou officieuse d’un médicament ou d’un vaccin, il peut en faire une arme de contrôle, de pouvoir, d’influence sur son peuple comme sur les autres pays. La question est donc bien de savoir comment une production de médicaments peut faire l’objet d’une « appropriation » aux besoins de la société et du monde. Il ne le peut que si ce n’est pas la logique propriétaire qui l’emporte – laquelle donne le pouvoir à celui qui a le « titre de propriété », qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’un État- mais plutôt celle de la démocratie. C’est en ce sens-là que le terme d’appropriation sociale me semble pertinent : seuls ceux qui sont les destinataires des soins et des médicaments sont en droit de décider de l’affectation des ressources humaines, financières, matérielles, etc., en relation étroite bien sûr avec les chercheurs et les travailleurs du secteur.

La voie qu’il faudrait explorer renouerait avec une vieille tradition trop oubliée du mouvement socialiste : la prise en charge de la recherche appliquée, du développement et de la production des médicaments par les mutuelles et coopératives, par les caisses de sécurité sociale (désétatisées), par le monde associatif, enfin par tous les acteurs non spéculateurs et non capitalistes qui pourraient mobiliser une part importante de l’épargne volontaire et une part des cotisations sociales dans l’innovation et la production. On voit mal pourquoi, par exemple, l’Économie sociale et solidaire ne commencerait pas à prendre toute sa part et ses responsabilités dans ces activités. Quant aux délibérations, expertises, et décisions, elles ne pourraient qu’être issues de la société elle-même dans le cadre d’institutions démocratiques adéquates, dont l’actuel Conseil économique social et environnemental n’est qu’une très pâle esquisse.

  1. Les brevets comme enjeux de propriété et de pouvoirs

MBC : La revendication des « communs » se développe face au renforcement de la propriété intellectuelle (PI), par les accords de libre-échange ADPIC à la création de l’OMC en 1994, consacrant l’exclusivité de monopole des brevets et leur légitimation mondiale. La justification n’en est pas de préserver l’innovation et son concepteur. Le brevet est un outil de concurrence et de réservation des marchés. La pandémie Covid-19 met dramatiquement à nu le danger de laisser le contrôle des ressources stratégiques comme « la connaissance », aux seules entreprises, qui s’en servent pour se livrer une concurrence destructrice.

Nous nous posons donc légitimement la question : dans quelle mesure le principe du commun peut-il devenir un axe du droit à l’échelle mondiale, qui s’impose aux États et aux institutions internationales ?

CL : Vous avez raison de vous poser la question… et nous nous la posons nous-mêmes ! Mais blague à part, ce qui nous frappe Pierre Dardot et moi-même, c’est le remue-méninge parmi les juristes autour de cette nouvelle conception de la politique du commun, ce qui se traduit par une recherche tous azimuts – j’avoue que j’ai du mal à suivre- de nouveaux outils d’analyse et de concepts visant à créer quelque chose comme un droit du commun à l’échelle mondiale. Il suffit de parcourir l’étonnant Dictionnaire des biens communs sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (près de 1400 pages !) pour se rendre compte de la richesse des recherches juridiques et politiques contemporaines et de l’intensité de la circulation des idées partout dans le monde. J’y vois l’effet des mouvements sociaux, des expérimentations, des mobilisations qui depuis vingt ou trente ans ont investi le champ normatif pour contester la mondialisation capitaliste.

Cette contestation a fait apparaître que le capital s’était doté de ses propres outils juridiques, de ses lieux de production de la norme, de ses chambres d’arbitrage, enfin de toute une armature juridico-institutionnelle qui lui a assuré une expansion sans limite depuis des décennies. Mais ces mouvements de résistance et de contestation ont compris que le droit n’était pas seulement l’arme des forts, et qu’il ne pouvait pas se réduire à réaffirmer le pouvoir des États nations. La difficulté ici tient à ce qu’une nouvelle normativité du commun mondial a besoin d’institutions alternatives, ce que les juristes ont parfois un peu tendance à oublier. D’où peuvent-elles naître ? De la transformation des institutions interétatiques actuelles en institutions mondiales ? De la coopération de certains États qui seront bien obligés de définir des politiques communes pour faire face aux défis posés à l’humanité ? De la transcroissance de mouvements transnationaux qui deviendraient réellement instituant ? Il est encore tôt pour le dire.

MBC : Lors d’un récent entretien avec la revue ContreTemps[2], votre interrogation nous interpelle : « Comment des entités construites pour la rivalité interétatique ou pour la guerre économique permanente pourraient-elles devenir des instruments d’une coopération mondiale au sein de laquelle chaque peuple aurait à sa disposition les biens communs satisfaisant les droits les plus fondamentaux ? » …Vous parlez « d’une « politique du monde » qui n’est pas un énième projet de réorganisation des institutions du monde, mais une politique qui a ici et maintenant le monde pour horizon et enjeu. »

Comment appréhendez-vous dans cette optique la question du dépassement des brevets ? Est-ce un « bon angle » d’attaque pour permettre un accès universel aux médicaments (prix équitables) ?

On voit, avec la crise des vaccins contre la covid-19, que les brevets sont l’un des freins à l’amplification de leur production et à leur mise à disposition mondiale. Lors d’un récent entretien[3], Maurice Cassier, nous a fait part de ses réflexions pour répondre aux urgences de la situation actuelle. Qu’en pensez-vous ?

CL : Bien sûr, s’attaquer aux brevets revient à s’attaquer au principe même de la propriété. Les brevets ne doivent pas être l’occasion de rentes de situation, surtout dans des cas d’urgence sanitaire qui touche toute la planète. S’il est normal que les chercheurs soient bien rémunérés et même récompensés, que les investissements privés soient couverts, il est par contre tout à fait anormal que des actionnaires qui ne sont pour rien dans la découverte d’une molécule ou dans la mise au point d’un vaccin, souvent d’ailleurs avec l’appui des autorités publiques, s’enrichissent comme ils le font à l’aide de brevets. Les Big Pharma – la branche santé du capitalisme concentré d’aujourd’hui-, doivent être mis sous contrôle des citoyens. Et pour ce faire, il faut imposer des règles mondiales qui raccourcissent drastiquement la durée du brevet, obligent au partage avec les entreprises productrices et les autres pays, ou bien encore créent de nouveaux outils juridiques à l’instar du copyleft dans le domaine numérique.

En un mot, brevet et bien commun obéissent à des logiques antinomiques. Les gens qui parlent de « bien commun » sans mettre en cause la logique du brevetage sont inconséquents. Mais le plus étrange dans la situation que nous vivons est que les outils dont disposent déjà les États ne sont pas mobilisés. Les accords ADPIC de 1994 dont le but étaient d’étendre et de protéger la propriété intellectuelle, prévoyaient déjà des exceptions dans son article 31 « dans des situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ou en cas d’utilisation publique à des fins non commerciales ». On est vraiment dans ce cas-là. Il aurait suffi d’ailleurs de brandir ces possibilités pour obtenir des conditions commerciales bien plus favorables. C’est le principe des licences forcées, dont on ne voit pas aujourd’hui le début de mise en œuvre, même si des États commencent à en parler. Sur ce point, on ne peut qu’être entièrement d’accord avec Maurice Cassier [4](cf. citation).

4. Sortir de l’alternative entre marchandisation et régulation étatique

MBC : Si la logique du « commun » vise à s’extraire de la domination privée capitalistique, elle n’est pas pour être confisquée par l’État. D’autant que l’État est devenu captif du pouvoir des Big Pharma. Avancer vers le « médicament bien commun », vers une appropriation sociale de cette chaîne, de la recherche à la production et à la distribution, ne peut se décréter d’en haut. C’est un processus de mobilisation des forces diverses de la société, dans tous les domaines concernés.

Comment ne pas reproduire l’échec des expériences précaires des nationalisations de 1981, lié en particulier à l’absence de démocratie sociale ? Comment l’association, l’intervention et les pouvoirs, des principaux intéressés : patients, professionnels de la santé, salariés, citoyens, élus, peuvent-ils être effectifs ?

CL : Ce que vous suggérez là fait toute l’essence de ce que nous appelons le « commun de santé », c’est-à-dire un grand service public de la santé, comprenant un pôle industriel, qui échappe à la tutelle verticale de la haute fonction publique dont on a vu à quel point elle était liée aux intérêts capitalistes et imprégnée de la doxa néolibérale. Chaque grand secteur d’activité qui participe au bien vivre de la population doit être réorganisé de sorte à ce qu’il soit gouverné par une coalition d’acteurs directs, d’usagers et de citoyens, selon des formes institutionnelles à inventer.  La force de la mobilisation n’est pas indépendante de ce projet de réinstitution démocratique de la santé, c’est ce qu’il faut comprendre. L’objectif a beau être assez lointain, il peut être travaillé dès aujourd’hui dans les syndicats, les associations de professionnels et d’usagers. Il faut reprendre en main l’avenir et ne pas être seulement en « réaction » aux réformes toujours plus nuisibles qui sont imposées aux différents services publics.  Pour ma part, je travaille avec des syndicalistes sur un tel projet dans le domaine de l’éducation.

5. La sécurité sociale peut-elle être un levier ? 

MBC : Le 21ième siècle est inauguré par la résurgence des épidémies, dont les causes environnementales sont affirmées. Le devenir humain ne pouvant être que collectif, ce siècle devrait s’illustrer par des avancées révolutionnaires en matière de protection sociale. Nous pensons évidemment à la Sécurité sociale, dans son principe fondateur : remboursement à 100% des médicaments et des soins, démocratisation de sa gouvernance pour rendre aux assurés ce qui leur appartient.

Pourquoi ne pas réfléchir à un concept de Sécurité sociale mondialisée à vocation universelle ? Qu’en pensez-vous ? Est-ce un levier essentiel?

CL : Cette idée est exactement dans l’esprit de ma réponse précédente. Cela peut paraître tout à fait utopique, mais il est tout aussi certain que les problèmes qui vont se poser de plus en plus à l’humanité auront une dimension planétaire. Et pourtant nous sommes doublement désarmés. D’une part, nos systèmes de production sont largement dominés par le principe de valorisation du capital, qui est hétérogène à la logique des besoins humains lorsque ces derniers ne sont pas directement solvables. D’autre part, nos systèmes politiques sont étatiques et nationaux pour l’essentiel. Et dans ce double registre, capitaliste et national-étatique, c’est la concurrence qui l’emporte sur la coopération. Le 21ème siècle se présente donc mal pour faire face aux grands dangers qui nous guettent. Et croire que le principe de souveraineté nationale sera la réponse adéquate témoigne d’un aveuglement tristement partagé par beaucoup, y compris à gauche. Encore une fois la question qui se pose à nous touche à notre capacité de création historique et d’innovation institutionnelle. De ce point de vue, il n’est pas inintéressant de mesurer l’audace créatrice des fondateurs de la sécurité sociale nationale. C’est la même qu’il nous faut avoir, mais cette fois pour construire des institutions globales. Et cela suppose que se construisent et se développent des mobilisations transnationales, qui pourraient être les creusets de ces futures institutions.

[1] Commun, Essai sur la Révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2015

[2] « Il faut avoir le courage d’aller à contre-courant du nationalisme et du souverainisme », P.Dardot et C.Laval, ContreTemps N°46

[3] Entretien avec Maurice Cassier réalisé par le collectif MBC le 14 Janvier 2021

[4] Maurice Cassier : « Dans ce contexte il est urgent 1) de mettre en commun les brevets, toutes les technologies et savoir-faire pour dépasser les exclusivités de tel ou tel laboratoire ; cela avec des licences d’office ou obligatoires qui existent dans les droits des États et  dans les accords internationaux, 2) d’organiser une gestion commune de ces technologies à l’échelle européenne et mondiale pour inventorier tous les laboratoires susceptibles de produire ces vaccins, en facilitant les opérations de transfert de technologie ; 3) d’augmenter les capacités de production en finançant dès aujourd’hui la création de laboratoires publics de fabrication, à répartir en Europe. Ces laboratoires publics pouvant ajouter leurs capacités de production aux laboratoires privés. Il importe plus que jamais, dans le contexte de pandémie, de développer une industrie des vaccins gouvernée par les politiques de santé, qui dépasse les brevets et les marchés exclusifs de tel ou tel laboratoire. »

 

Entretien avec Maurice Cassier. Y a-t-il une alternative au brevet ?

Maurice Cassier est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Passé par l’Ecole des mines, sa thèse de sociologie, a porté sur les relations entre les laboratoires publics et l’industrie.

Son champ de recherche l’a conduit à mener des études sur les brevets sur les gènes (fin des années 80, début 90), notamment sur les oppositions aux brevets sur les gènes du cancer du sein, jusqu’à leur invalidation en Europe et aux États-Unis, à développer un programme de recherche sur les génériques et à s’intéresser à l’histoire des brevets sur les médicaments, depuis leur autorisation en France, dès la fin du 18e siècle. Il étudie les partenariats public/privé des laboratoires pharmaceutiques au Brésil et  suit les travaux de MSF et ses relations avec DNDI, notamment en ce qui concerne le développement des antipaludéens.

Cet entretien a été réalisé lors d’une rencontre avec le collectif Médicament Bien Commun le 14 janvier 2021.

Médicament bien commun : Comme vous avez pu le lire dans notre Manifeste “Pour une appropriation sociale du médicament”, notre groupe se mobilise autour de 2 thèmes majeurs : médicament bien commun et propriété intellectuelle. Nous pensons que ces 2 thèmes sont étroitement liés, et nous aimerions en discuter avec vous.

Médicament bien commun : Pensez-vous que la remise en question du droit de Propriété Intellectuelle appliqué aux brevets sur les médicaments soit un bon angle d’attaque pour remettre en question la position monopolistique ou oligopolistique des Big Pharma ? De nombreuses études ont montré que le monopole de l’innovation dans l’industrie pharmaceutique n’était pas une méthode efficace pour augmenter l’innovation (promesses non tenues des brevets).   

Maurice Cassier : La propriété intellectuelle (PI) est un angle d’attaque important et stratégique.

Le brevet est une institution ancienne. Très tôt, les juristes et législateurs ont posé la question des impacts des brevets sur les médicaments : constituent-ils des barrières, comment impactent-ils la santé publique ? De nombreux changements, définis essentiellement par les pouvoirs, ont eu lieu depuis leur naissance. Au 19e siècle, les brevets étaient utilisés pour la publicité, pour faciliter la vente de produits potentiellement douteux. Jusque dans les années 50, les pays accordaient des brevets surtout sur les procédés et non sur les molécules, comme en Allemagne. Les États-Unis étaient un des rares pays à accorder des brevets sur les produits pharmaceutiques. Les brevets sur les procédés étaient considérés comme stimulant l’innovation et encourageant les industries à innover. La France, au début du 20e siècle, n’accordait pas de brevets sur la production pharmaceutique. Il y avait une foule de laboratoires très dispersés. Il n’y a pas eu de brevets sur les molécules jusqu’aux années 60.

Dès que l’on a mis des brevets sur les molécules, le pouvoir de monopole est devenu plus fort, pour contrôler le marché, imposer les prix et générer des rentes très importantes. Ceci n’est pas la seule raison de la création des multinationales mais constitue un principe d’accumulation déterminant et un enjeu de pérennité des Industries Pharmaceutiques (IP). Le brevet est aussi largement utilisé par les petites sociétés (start-up) pour accumuler des ressources financières. Le brevet est donc une institution d’une très grande plasticité.

Depuis les années 80, la brevetabilité du médicament a favorisé la concentration économique, la rente de monopole, et le pouvoir des brevets a acquis une autre dimension : avec la financiarisation de l’IP, il est devenu fondamental pour contrôler le marché et l’accumulation du capital, notamment au travers des échanges des firmes, entraînant des phénomènes spéculatifs, impactant la réorganisation de la recherche, avec depuis les années 2000, une répercussion sur les courbes des prix.  Aujourd’hui il est devenu un actif financier en tant que tel.

Ainsi les brevets, comme tout type de droits, structurent l’organisation économique. Ils organisent l’accumulation du capital, d’où un impact extrêmement important. La PI est un débat structurant l’économie, non pas à côté de l’économie (exemple actuel des  vaccins), d’où le large spectre des questions qu’elle pose.

Comment peut-on faire évoluer le système ? Si on fait bouger les brevets, on fait bouger la dynamique de l’accumulation capitaliste. Donc si on touche les brevets, il faut être attentif à tout le dispositif industriel que l’on va toucher. Redéfinir le cadre des brevets revient à redéfinir le cadre des financements.

Comment en sortir ? Ce système est très organisé autour des produits, mais il n’est pas d’un bloc. Il faut aussi s’intéresser aux contours, être attentif aux extensions. Depuis les années 2000, des critiques, des réflexions sur les nouvelles conditions d’admission, des expériences ont vu le jour. Il faut faire l’historique de ces expériences et s’appuyer sur elles pour imaginer les solutions de sortie, ne pas faire table rase de ces réflexions.

MBC : Dernièrement, en Europe, est intervenue une modification du statut des brevets des médicaments : quelles conséquences, quel regard avoir sur ces nouveautés ?

MC : Un brevet européen unique a toujours été un objectif. Les brevets ont d’abord été nationaux. Les brevets dits d’importation, qui autorisaient en France la prise d’un brevet sur une technologie étrangère, autrement dit de s’approprier licitement les inventions des autres pays, ont été supprimés dans les années 1840 en France. Dans les années 1970, on a mis en place une convention européenne sur le brevet et un office européen des brevets, mais toujours décliné par pays. En cas de litige, ce sont les juristes et tribunaux du pays qui arbitrent. Plus récemment on a introduit un brevet européen unitaire pour réduire les coûts de dépôts et de défense des brevets.

Le niveau européen de la régulation facilite le travail des entreprises et des conseils en brevet, par une homogénéisation de la procédure, mais ne modifie pas les limitations des effets délétères des brevets. Il n’y a pas de brevet mondial, même s’il y a des traités internationaux (OMC) pour harmoniser les standards communs avec des variations nationales.

MBC : La Sécurité Sociale (SS) est une spécificité française. Les firmes pharmaceutiques, dont Sanofi, doivent leur fortune à la Sécurité Sociale : argument de poids pour exiger que les Big pharma se plient à la réglementation renforcée des génériques. Qu’en pensez-vous ?

MC : C’est un sujet important. A la naissance de la SS, en 1945, il n’y avait pas de brevets de médicaments en France. La SS se préoccupait beaucoup à sa naissance de la régulation du prix des médicaments. A la fin des années 50, quand on parle d’autoriser les brevets sur les médicaments, il y a des discussions dans les organismes de la SS, plutôt hostiles aux brevets, par crainte de renchérissement des prix.

La SS est un terrain essentiel pour interroger le poids des brevets sur les prix et exiger de la transparence car elle est par excellence un bien commun (BC) – ce pourquoi elle est objet d’attaques. Compte tenu de sa puissance budgétaire, elle devrait être un acteur majeur de la régulation de l’économie de la santé, de l’accès aux médicaments. La couverture santé assure la solvabilité du marché (payeur social). La SS devrait avoir des pouvoirs de suspension des brevets, de demandes d’utilisation de licences d’office (LO), de pression sur les prix. Elle devrait même disposer de ses propres laboratoires de production de génériques.

La SS est sans doute l’acteur le plus important de cette régulation. C’est un commun qui a été étatisé, il faut le désétatiser. Il faut repolitiser la SS. En 1945, la SS était très faible financièrement, mais elle était très politique. C’est un des terrains de luttes à ouvrir.

MBC : Pouvez-vous nous parler d’expériences dans d’autres pays, de leur succès et de leurs limites ?

MC : On peut faire des expérimentations très audacieuses mais avec patience et prudence. On ne peut pas revendiquer la suppression des brevets du jour au lendemain… Par exemple : dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, un économiste américain, qui a travaillé sur la crise financière, proposait de  mettre en open source tous les résultats de recherche ; l’open source permet l’accessibilité à tous de certaines innovations. Ce serait une expérience. Mais elle n’a pas suscité d’adhésion des autorités. Par contre elle est dans le débat public.

En ce moment, pour les vaccins, une pénurie se profile, car les technologies ne sont pas mutualisées. Avec la mutualisation, sans brevets ou avec mutualisation des brevets, on pourrait régler le problème. La production pourrait être étendue aux pays du Sud. Par exemple : le Brésil va fabriquer le vaccin AstraZeneca grâce à un accord de transfert de technologie.

Pour développer l’innovation, il faut développer des champs d’expériences sans brevets. Ainsi DNDI a permis le développement de plusieurs médicaments soit sans brevet, soit sous contrôle (Licence open source donnant un droit de surveillance ; car le domaine public peut aussi mener à des dérives : aussi les licences open source permettent non seulement de partager la technologie mais aussi d’en organiser la défense).

Quelles sont les revendications possibles ? Le brevet est une institution vieille de 4 ou 5 siècles. On peut l’attaquer résolument, mais de manière très précise, de plusieurs côtés à la fois.

MBC : La remise en cause des brevets nous amène à réfléchir sur de nouveaux modèles à mettre en place, notamment en recherche. Comment voir les interactions entre recherche privée et recherche publique ? Que penser des partenariats public-privé ? Actuellement la recherche est surtout orientée en fonction de la rentabilité des résultats. Quelles alternatives possibles ?

MC : La recherche est effectivement un champ d’action important. La recherche publique et la recherche universitaire sont des leviers importants. Il n’y pas d’IP sans interaction avec les universités. Les premières entreprises dérivent des universitaires. Elles utilisent les résultats de la recherche publique.

Les universitaires sont souvent très réticents à prendre des brevets. Les organismes de recherche doivent trouver comment définir de nouveaux modèles. Des débats ont lieu à l’INSERM ou au CNRS sur la prise de licences non exclusives.

Des étudiants de l’UAEM* (Universités alliées pour les médicaments essentiels) réfléchissent à des modèles de licences non exclusives à la place de brevets. Il faudrait les revendiquer en France.

La France a une certaine force de frappe médicale. Elle pourrait créer des “pools” d’inventions des institutions publiques, en open source. Cependant, par ailleurs, au CNRS, certaines licences ont rapporté des royalties. Les organismes de recherche doivent donc « revoir leur copie » en ce qui concerne les brevets. 

MBC : D’autre part, des chercheurs se battent pour la mise en commun des connaissances,  prenant en exemple les bases de données publiques du génome.

MC : Effectivement, il y a un gros débat sur les génomes. Pendant longtemps les IP étaient contentes de profiter de ces bases de données mises à disposition, leur évitant l’investissement. Cependant ces bases de données du domaine public ne protègent pas assez, un opportuniste peut reprendre un résultat, l’amalgamer aux siens et déposer des brevets.

Le modèle de l’open source est préférable. Interdisant l’exclusif, c’est une forme de droit de propriété intellectuelle qui permet de laisser le système ouvert : les connaissances sont publiées mais avec droit de surveillance (exemple des logiciels libres).

MBC : La France est très en retard sur le séquençage génomique du SARS-CoV-2, et partage peu. Pensez-vous que cette base de données publique puisse être une façon de court-circuiter les startup ?

MC : La France a été un acteur important (à côté de la Chine, de la Grande Bretagne) pour le séquençage du génome humain. D’ailleurs la séquence du SARS-CoV-2, divulguée à l’échelle mondiale, a été faite par un consortium né en 2006 (GISAID) pour partager les connaissances (établi au départ pour la grippe). Cette base de données avait pour règle la diffusion des séquences, avec interdiction de prendre des brevets dessus.

Les start-up ne sont pas court-circuitées mais leur travail a changé : au lieu de capter la séquence d’un laboratoire public, elles développent de nouvelles technologies ou de nouveaux procédés. Par exemple pour la Covid-19, les premières recherches sur les tests ont été développées quelques jours après la publication du séquençage. D’ailleurs, l’Institut Pasteur a pu immédiatement développer un test de diagnostic. Idem pour les chercheurs de la Charité en Allemagne, à la différence que leur technologie a été industrialisée en Allemagne !

MBC : Pensez-vous que le médicament puisse devenir un bien commun (BC) ? Cela impliquerait au départ la mise en commun des connaissances et des savoirs et à l’arrivée une régulation de la production et de la distribution pour que le médicament soit accessible à tous. A l’opposé, le brevet le réserve à quelques-uns dans un but lucratif. Et dans ce cas quelles sont pour vous les arguments à développer et les luttes les plus importantes à mener ?

MC : Nous pouvons réfléchir de la même manière que pour le brevet. Il y a deux approches possibles :

  • La première : le médicament bien commun (au singulier) ou public comme objectif politique (voir Dardot et Laval par exemple Commun).
  • La seconde : le médicament, bien partagé, appuyé sur une technologie partagée, non exclusive. Ce dispositif se décline en termes d’approche économique, avec une gouvernance et les instruments juridiques qui vont permettre de lui donner forme (voir Elinor Oström, Gouvernance des biens communs). Il faut donc concevoir une série d’appareillages politiques, juridiques, institutionnels, des dispositifs de financement, une instance de gouvernement de ces biens.

Un vaccin, pour être un bien commun, nécessite des dispositions de partage de la technologie, des systèmes de financements (à l’exemple de DNDI). C’est une approche économico-politique. Il existe aujourd’hui des dispositifs dans ce sens, des outils de mutualisation… à inventorier. 

MBC : Comment voyez vous l’industrie pharmaceutique au regard de cet objectif, une industrie aujourd’hui dictée par la finance, de la start-up au grand labo ? Comment concevoir une industrie qui soit développée dans le sens de l’intérêt général ?

MC : On peut énoncer des objectifs de BC, à l’encontre de biens privés mondiaux développés par les multinationales. Il s’agit de reprendre la main quand il y a utilisation de la recherche publique pour création de médicaments.

Les outils à actionner ?

  • La Sécurité Sociale, pour la régulation des prix, y compris pour les produits des multinationales. Un rapport de sénateurs américains; en 2015 sur Gilead, explique par le menu la formation des prix des médicaments. Il faut politiser le prix des médicaments.
  • La Propriété intellectuelle, par un dispositif de licences obligatoires – ou licences d’office (LO) – outil par lequel la puissance publique reprend le pouvoir à ceux qui font breveter (exemple du Brésil). Produire des médicaments en mobilisant au-delà de l’intervention de l’État, associations de malades, chercheurs…. pour que ce soit un BC.
  • Le Canada, dans les années 70, a imposé des LO automatiques (400 en quelques mois). Les prix des médicaments y sont plus bas qu’aux USA. C’est le pouvoir des payeurs.

MBC : Y a-t-il eu d’autres LO mises en œuvre en France, à part pour le vaccin DT polio ? Les pays ont eu du mal à mettre en place les LO, en raison des menaces des producteurs.

MC : En France, depuis la LO instaurée en 1953, après mise en place des brevets sur procédés pharmaceutiques, il n’y a eu qu’un seul décret, en 1956, sur les vitamines. Les États ont toujours refusé les LO (elle a cependant été discutée en 2015 par le Ministère de la santé en France pour le Sofosbuvir) pour ne pas faire peur à l’industrie. Aux États Unis, la LO a fait l’objet d’études très complètes. La LO sur le médicament y est beaucoup utilisée dans l’armement et pour le médicament dans les années 1960 et 1970 : aucun impact négatif sur la recherche n’a pu être démontré.

Le médicament est un sujet très politique : au Brésil, le président Lula a d’abord craint de ne pas pouvoir vendre des oranges, s’il appliquait la LO. A partir de 2005, le rapport social a modifié la donne. L’Inde, jusqu’en 2005, a eu l’avantage d’avoir seulement des brevets de procédés et a pris une LO en 2012 sur un anticancéreux ; d’autres pays du Sud ont utilisé la LO (une centaine de LO ont été appliquées entre 2001 et 2016 selon une étude publiée dans le Bulletin de l’OMS). 

MBC : Comment se fait l’articulation entre industrie publique et industrie privée ? 

MC : Dans l’idée d’un pôle public, il faut prévoir certains arrangements.

Au Brésil, par exemple, les laboratoires publics ne font que de la formulation de médicaments, aucun ne fait de synthèse : il y a complémentarité entre le public et le privé, les labos publics achètent aux labos privés les principes actifs, puis le ministère de la santé achètent les médicaments aux labos publics.

Il y a place pour plusieurs types de montage : l’Association française contre les myopathies réfléchit à un laboratoire associatif ; des chercheurs réfléchissent à d’autres modèles pharmaceutiques – voir les travaux d’Alain Fischer sur le prix des médicaments ; de petits laboratoires de l’AP-HP fabriquent des médicaments sur mesure, pour traiter les maladies rares ; il existe une production hospitalière non négligeable, et pas seulement à l’AP-HP – par exemple à Lyon ; en Suisse, il existe des laboratoires publics hospitaliers pour développer les technologies CART-cells, ce qui est intéressant car ils travaillent en liaison avec les cliniciens.

MBC : Beaucoup d’alternatives émergent, témoignant de l’appropriation de la production par d’autres acteurs que les industriels. Comment leur donner plus de puissance ?

MC : Il faut considérer le niveau de politisation de la question de l’industrie pharmaceutique. Voir par exemple le rôle de l’IP dans les élections américaines, ou l’investissement public dans la recherche et l’achat de vaccins contre la Covid-19.

Il faut ouvrir le champ des alternatives, en commençant par l’inventaire des expérimentations et réalisations hors marché.

* Universities allied for essential medicines