Actuellement la santé est la seconde préoccupation de la population française après le pouvoir d’achat. La moitié des prescriptions médicales ne peuvent être honorées par les pharmacies, suite aux pénuries de médicaments en augmentation exponentielle depuis quelques années.
Cette défaillance est majoritairement imputable au modèle économique du médicament sous la domination d’une vingtaine de grandes firmes qui, dans une fuite en avant permanente d’augmentation de plus-value pour satisfaire les actionnaires, construisent en conséquence leurs stratégies sans se soucier des éventuelles conséquences sociales et sanitaires. Dans leur ombre, une myriade d’acteurs de taille petite ou moyenne, gérant des activités délaissées par les premiers mais néanmoins indispensables, jonglent avec les difficultés d’organiser une production et une distribution cohérentes sur la base d’un modèle faisant largement appel à la sous-traitance.
D’ici fin 2026, les laboratoires pharmaceutiques s’apprêtent à supprimer plus de 1600 postes en France. Soit globalement la suppression de plus de 6400 emplois, car chaque emploi direct dans l’industrie pharmaceutique génère 3 emplois dans l’économie. Pour le seul groupe Sanofi, ces suppressions pourraient dépasser les 1200 postes en quelques mois (800 postes ont déjà été supprimés en 2022).
Cette hécatombe s’accompagne de l’abandon d’activités essentielles dans la recherche, la production et la distribution de médicaments. En premier lieu chez Sanofi : l’arrêt des recherches en oncologie (cancers), cardiovasculaire, diabétologie, neurologie, infectiologie… soit plus de 70% des soins hospitaliers ou des besoins de santé publique ; les difficultés du sous-traitant de principes actifs EuroApi, c’est-à-dire d’usines lâchées par Sanofi, menaçant la dernière production européenne d’antituberculeux et d’autres antibiotiques vitaux ; la cession de trois centres de distribution de médicaments pour la France et l’Export au groupe de logistique DHL qui est sans expérience en France en la matière ; le désengagement de nombreux médicaments anciens, dont beaucoup d’anti-infectieux, de cardiovasculaires, d’anti-inflammatoires et de médicaments de neurologie et psychiatrie ; la sortie programmée des médicaments sans ordonnance traités comme des produits de grande consommation ; la délocalisation en Hongrie et en Inde de nombreuses fonctions support.
Chez Servier, la cession attendue des génériques Biogaran, qui s’approvisionnent davantage en Europe que les autres génériqueurs pour leurs principes actifs, relève de la même démarche et comporte un risque. Chez Pierre Fabre, la mise sous forme pharmaceutique des anticancéreux injectables à Pau a été externalisée et, si des investissements de relocalisation de principes actifs anticancéreux ont eu lieu à Gaillac, cela s’est fait au détriment d’une usine allemande. L’externalisation est aussi la règle chez de nombreux groupes étrangers, américains, allemands, suisses, britanniques, qui ont cédé à des sous-traitants la plupart de leurs usines françaises, quand ils ne menacent pas de les fermer comme AstraZeneka à Reims.
Parmi ceux qui, au contraire, se développent, Novo Nordisk et Lilly donnent la priorité au futur marché rémunérateur de l’obésité : leur rivalité dans la course aux capacités de production d’injectables risque de se faire au détriment des insulines pour les diabétiques, dont les prix seront en situation de monter au moment où les États européens souhaiteraient qu’ils baissent. La mobilisation de capacités pour les vaccins Covid-19 a connu de nombreux ratages mais a assurément perturbé la production d’autres produits et contribué à leur pénurie, en anesthésie-réanimation ou en perfusions de nutrition hospitalière notamment. Et quand GSK investit à Mayenne pour développer la mise sous forme pharmaceutique d’amoxicilline, cela ne suffit pas à compenser les arrêts de production d’autres acteurs, ou de GSK lui-même, dans d’autres pays européens et contribue surtout au processus de concentration d’une molécule sur toujours moins de sites industriels. Ce phénomène affecte tout aussi lourdement une autre famille d’antibiotiques, les céphalosporines, ou encore les anti-inflammatoires corticostéroïdes.
Ces restructurations incessantes ont un coût humain exorbitant : le massacre de compétences de recherche et de production, d’équipes hautement qualifiées, qui ont mis des décennies à se constituer, hypothéquant le développement de nouvelles thérapeutiques dans le futur. Dans le présent, elles participent aux pénuries de médicaments essentiels mettant en danger les malades, la rupture d’égalité de l’offre de soins, la désertification de nos territoires. Quant aux rares sites qui se développent, tels que Novo Nordisk à Chartres, ils ont pour effet d’aspirer les personnels qualifiés d’autres usines de leur région qu’ils mettent parfois en difficulté sur des fonctions critiques.
Enfin, quand de nouvelles réglementations européennes vont dans le sens d’une meilleure maîtrise de la stérilité dans les processus de fabrication des médicaments injectables, comme c’est le cas avec la nouvelle Annexe I des Bonnes Pratiques de Fabrication, cela nécessite de lourds investissements industriels. Traduit en langage financier par le secteur privé, cela promet une rafale de fermeture d’ateliers ou d’usines de médicaments essentiels à travers toute l’Europe.
Le Gouvernement et les pouvoirs publics ont leur part de responsabilité dans la carence de l’offre de soins. Ils ne montrent pas de réelle volonté politique pour enrayer cette spirale d’éclatement de l’industrie pharmaceutique, qui met la France et l’Europe en grave situation de dépendance et de pénurie. Le Gouvernement persiste à soutenir ce secteur par les fonds publics distribués sans conditionnalité. Aujourd’hui il mobilise 1,7 milliard d’euros pour l’innovation santé dans le cadre de France Relance 2030, une fois de plus sans aucune contrepartie. A cela s’ajoutent des milliards d’euros en crédits d’impôts et exonérations sociales dont les entreprises pharmaceutiques bénéficient depuis plus d’une décennie.
Bien des projets présentés comme de la relocalisation due à la politique d’aides et d’incitation du Gouvernement étaient déjà sur les rails bien avant et les firmes ont sauté sur l’occasion pour bénéficier d’un effet d’aubaine. Si Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ont inauguré devant les caméras un nouvel atelier de principes actifs à l’usine PCAS (groupe Seqens) de Villeneuve-la-Garenne en août 2020, trois ans plus tard en octobre 2023, le même atelier fermait et conduisait à la suppression d’un tiers des effectifs du site. L’aide publique pour développer l’usine du sous-traitant Recipharm près de Tours a été l’occasion pour ce dernier d’acheter en Chine une ligne de seringues de mauvaise qualité qui n’a jamais pu fonctionner, faisant aujourd’hui planer un risque de fermeture du site ou de cession à un acteur aux perspectives incertaines ; site dont la croissance des années antérieures s’était faite en pillant les compétences de son voisin Delpharm. Quant à l’annonce par le Président de la République de la renaissance du site Benta Lyon grâce à six molécules relocalisées, il y a très loin de la coupe aux lèvres.
D’autres perspectives, dans l’intérêt du droit à la santé pour tous, de la recherche, de la maîtrise de la production, de la distribution des médicaments et traitements thérapeutiques, essentiels pour la santé publique, peuvent être développées. La commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments a permis de démontrer l’urgence d’une intervention publique, face aux choix du secteur pharmaceutique, ainsi que la nécessité d’une coopération européenne. Une autre politique du médicament est nécessaire. Sa mise en œuvre est de la responsabilité de l’Assemblée nationale et du Sénat, du gouvernement, des instances sanitaires et des laboratoires.
La reconnaissance du médicament comme bien commun, l’exigence d’une maîtrise publique de la recherche et de la production, autour d’un pôle public ou pôle socialisé du médicament, s’expriment dans l’espace public et tendent à devenir une aspiration commune des salariés et de la population. De telles approches sont expérimentées avec succès dans d’autres pays. Par exemple : aux Etats-Unis, avec l’expérience Civica de regroupement des hôpitaux pour maitriser les prix des médicaments et pour produire des médicaments génériques, en premier lieu l’insuline ; au Brésil pour copier les médicaments contre le VIH/Sida et les hépatites virales, à partir du début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui ; en Afrique du Sud, où l’OMS a mis en place une plateforme de partage des technologies des vaccins à ARNm en juin 2021 pour copier le vaccin de Moderna.
Un grand débat public sur le devenir de l’industrie pharmaceutique en France et en Europe, au service du droit à la santé pour toutes et tous, est indispensable.
La santé, la recherche et la production de médicaments, sacrifiés sur l’autel de stratégies strictement financières et actionnariales, ça suffit !
Médicament Bien Commun