Thierry Bodin et Bernard Dubois (*)
(*) Thierry Bodin est statisticien, militant syndical.
Bernard Dubois est cadre assurance qualité, militant syndical.
Combien sont-ils ces patients atteints de pathologies incurables en attente d’un traitement issu de la recherche ? Une attente certes terrible, mais compréhensible quand la recherche est menée et financée. Leur impatience légitime est soumise à la seule rude épreuve du temps de la découverte dans le respect des « règles de l’art ».
Mais dans quel état d’esprit et de souffrances ajoutées sont-ils quand ils entendent :
° Que les laboratoires ne s’intéressent pas à leurs maux pour cause de marché restreint, ou parce que l’axe de recherche n’étant pas estimé suffisamment rentable il est abandonné (ainsi du domaine des anti-infectieux)?
° Que la recherche publique manque de tout et se vend aux laboratoires privés pour survivre?
° Que leur espérance de vie dépend de dons défiscalisés de particuliers ou d’entreprises?
° Que les services publics qui les prennent en charge sont fermés ou privatisés, et dans tous les cas en sous-effectif et en sous-investissement ?
Des situations dramatiques, injustes, voire criminelles ! Qui invitent à corriger la réponse politique…
Et que dire quand le traitement existe et qu’il n’arrive pas jusqu’au patient?
Rupture de stocks…
On parle de rupture de stock, comme on l’entend parfois dans les commerces de la grande distribution. Dans ce cas c’est pour le client un désagrément, et pour le commerçant une faute grave d’avoir laissé le marché à la concurrence. Or, pour le médicament, le constat est indéniable : dans notre pays et dans le monde, il y a bien des ruptures et celles-ci sont en augmentation.
Quand on parle de pénurie, ou de rupture, il faut se poser la question d’où vient-elle?
• D’une augmentation de la demande?
• D’un manque de capacité?
• De problèmes de qualité?
• D’une volonté de maintenir des ruptures créées pour maintenir des prix élevés de la part de différents acteurs?
Elles résultent pour beaucoup de la stratégie financière des laboratoires pharmaceutiques et des choix industriels qui en découlent.
Les raisons évoquées pour expliquer les ruptures sont de plusieurs types :
• Des problèmes d’approvisionnement de principes actifs. Ils sont liés à la stratégie d’externalisation de la production des principes actifs chimiques, le plus souvent dans des usines en Chine ou en Inde où les problèmes sont fréquents (qualité insuffisante, production stoppée pour de multiples raisons…).
• Des problèmes environnementaux. Touchant aussi bien notre pays, pour un non-respect des normes environnementales (c’est le cas de Sanofi pour son usine de Mourenx), que d’autres usines dans le monde, ils conduisent à un arrêt des installations.
• Des problèmes dans les usines de production : capacité insuffisante, problème de qualité des principes actifs ou des formulations pharmaceutiques internes (médicaments, vaccins…). Ils surgissent régulièrement et sont attribuables à plusieurs facteurs : investissements insuffisants, maintenance de moins en moins préventive ce qui conduit à des arrêts de production, moyens humains insuffisants au regard des procédures à suivre et des volumes à produire, et perte d’expertise.
Les stratégies de l’industrie pharmaceutique
Depuis quelques années, l’industrie pharmaceutique veut augmenter sa rentabilité et recherche en permanence dans l’industriel tous les gains de productivité possibles. Elle met en place des méthodes d’organisation et de suivi de la production inspirées par l’industrie automobile : indicateurs des arrêts de production et des causes, recherche des micro-temps libres des salariés pour caler des tâches supplémentaires en temps masqués (Total Productive Maintenance, Lean management, etc.). Toutes ces méthodes visent à réduire les effectifs en augmentant les opérations actives ou de contrôles sur le personnel restant. Elles s’affranchissent volontiers des bonnes pratiques de fabrication du Code de la santé publique. Elles aggravent la fatigue nerveuse et physique du personnel, ce qui augmente le taux d’absentéisme et le recours à l’intérim.
En outre, les restructurations en cascade, avec leur corollaire d’abandons ou de transferts de production, ont des conséquences majeures. Déplacer des machines, ou fabriquer un même produit sur d’autres équipements, n’est pas simple si les savoir-faire ne sont pas transférés. À cela s’ajoutent les aspects réglementaires, telle la mise à jour des dossiers pour les autorités sanitaires (qualifications initiales et opérationnelles, validations, états des lieux, dossiers de formation et d’habilitation). Ces mises à jour réglementaires sont longues et peuvent exposer les sites à des remarques de la part de ces organismes (ANSM, FDA…)
Ces perturbations régulières de l’outil industriel sont souvent accompagnées de suppressions de postes. Ces baisses d’effectifs sont aveugles du point de vue des pertes de compétence. À quoi s’ajoutent un manque de formation interne et un recours massif à l’emploi précaire (intérimaires/CDD), voire à des prestataires externes sur des postes permanents. Cela nuit à la qualité et à l’efficacité de la production des médicaments. En France, ces salariés, une fois formés, sont remerciés après 18 mois, par refus de les embaucher en CDI. De nouveaux sont embauchés. C’est un turn-over perpétuel de salariés précaires !
Dans les usines de production externe, des problèmes de qualité.
Les usines sous-traitantes sont souvent des usines vendues par ces grands laboratoires avec un contrat de production de 3 à 5 ans de médicaments dudit laboratoire. Pour ne citer qu’eux, Pfizer, Sanofi ont modifié par leur restructuration le tissu industriel pharmaceutique français et européen en aidant à l’implantation de façonniers aux moyens considérablement inférieurs puisqu’ils vivent des productions laissées par ces grands laboratoires. Ce sont souvent des petites productions, avec des saisonnalités fortes et souvent difficiles à fabriquer. Autant de critères qui nuisent à la productivité.
Les sous-traitants sont conduits au fil du temps à une dégradation de l’investissement, à des efforts coûteux en matière de maintien de la qualité des productions, et inévitablement à des ruptures.
Des problèmes de distribution
Les laboratoires mènent souvent une politique de stocks minimum, ce qui accroît les risques de rupture. Certains laboratoires assument ces politiques de stocks de bas niveau et communiquent sur la mise en place d’une gestion réduite et cadencée des commandes clients. Ces phénomènes sont accentués lors de fermetures ou d’externalisation de sites de distribution. Les sites industriels sont également soumis à la même rigueur de stocks bas par la mise en place d’indicateurs multiples, dont l’un est le suivi du « temps de cycle », à savoir le temps passé à l’usine entre la réception et l’expédition des principes actifs et excipients (ces stocks intermédiaires sont considérés comme des coûts). En cas de problème important, il y a rupture.
La finance ou la santé !
En fait c’est toute la chaîne du médicament de la recherche à la distribution qui est fragilisée par la stratégie financière des laboratoires pharmaceutiques. En production/distribution, la politique de flux tendu, de baisse des coûts, avec moins de moyens humains et des réorganisations permanentes, ne peut qu’engendrer des ruptures.
Face à ce constat, en France, la loi dite « Santé » de 2016 a procédé à un renforcement de l’arsenal juridique de lutte contre les ruptures d’approvisionnement. Son article 151 a inséré dans le Code de la santé publique une définition des MITM (médicaments à intérêt thérapeutique majeur). Des spécialités thérapeutiques dont l’indisponibilité représente un danger pour la survie des patients.
Il est normalement imposé aux exploitants d’élaborer et de mettre en place des plans de gestion des pénuries (PGP) destinés à prévenir et pallier une rupture de stock sur un MITM. Les laboratoires rechignent, cherchent à se soustraire à leurs obligations et les ruptures continuent. En fait ils sont favorables à une solution de financement par la collectivité. Par exemple via une revalorisation du prix des médicaments anciens. Certes, ce n’est pas absurde au vu du décalage croissant avec le prix des nouveaux médicaments (qui ne rendent pas toujours un aussi bon service médical). Pourtant, au-delà de tel ou tel produit dont la fabrication n’est plus rentable, la plupart des laboratoires ont grâce à leurs autres productions des moyens amplement suffisants pour maintenir et garantir ces fabrications. C’est pourquoi des mesures qui pénaliseraient fortement les laboratoires qui refuseraient de répondre à leurs obligations de santé publique sont tout à fait envisageables et souhaitables.
Reste qu’un changement de système serait bien plus efficace !
Les multinationales pharmaceutiques sont gérées comme d’immenses machines à profit au service exclusif de la production de dividendes pour les actionnaires qui n’ont pour la plupart aucune idée sur le comment ils s’enrichissent. Comme le dit le dicton « il fait bon vivre à ne rien savoir ». Il n’en demeure pas moins vrai que ces entreprises ont les moyens d’organiser un cercle plus vertueux de la recherche à la distribution. Mais ils n’en ont nullement l’intention.
On sait à quel point les agences de notation, comme Standard and Poor’s ou Moody’s, ont un effet délétère sur les pays. On sait moins qu’ils ont le même impact sur les entreprises, les notes attribuées conditionnant l’accès au crédit : plus la note est basse, plus les taux d’intérêts sont élevés. Ces agences surveillent également les passifs sociaux des entreprises, elles considèrent que les engagements statutaires à long terme vis-à-vis du personnel (primes d’ancienneté, de départ à la retraite, gratification, financement des systèmes de prévoyance et de soins de santé des salariés et des anciens salariés etc.) sont autant de frein à l’attractivité des investisseurs. C’est aussi pour cela que se développent les contrats précaires au mépris du droit de travail et de la gestion des compétences et des habilitations au poste normalement vérifiées par les agences réglementaires sanitaires et exigées par le Code de la santé publique.
Les entreprises pharmaceutiques mènent une stratégie financière rigoureuse, elles pratiquent un lobbying puissant à tous les niveaux de la société, elles exigent beaucoup des femmes et des hommes salariés, sous-traitants, service publics, personnel politique local ou national, au service de sa production de dividendes. Mais le seul retour à la collectivité qu’elles pratiquent volontiers c’est le mécénat, ou le caritatif via leurs fondations, à condition que cela génère de la défiscalisation.
Il est grand temps que ce bien commun qu’est le médicament au service d’un besoin fondamental comme la santé soit exfiltré des mains des profiteurs.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Rabelais. La finance n’est pas une science, quant à la production de médicament elle fait tout au long de son élaboration appel à de multiples savoirs scientifiques.