Après l’audition au Sénat de la direction de Sanofi par la commission d’enquête sur les aides publiques, le 26 mars 2025, Médicament Bien Commun prend un droit de suite …
Commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l’audition de représentants du groupe Sanofi : M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France ; Mme Agnès Perré, directrice financière France ; M. Philippe Charreau, directeur industriel France ; M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France.
Lien du relevé d’enregistrement de l’audition
Lien de l’audition Sanofi au Sénat
Le Président de la commission Olivier Rietmann rappelle que cette commission d’enquête « poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 450 millions d’euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l’emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités. »
Nous publions ici les extraits qui ont retenu notre attention et nous avons demandé à Annick Lacour et Éliane Mandine, anciennes salariées et chercheures de Sanofi France, Thierry Bodin ancien salarié et délégué syndical, de bien vouloir réagir pour Médicament Bien Commun (MBC).
M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France de Sanofi. – « Merci pour votre invitation, je suis venu avec mes collègues pour représenter l’ensemble de la chaine de valeur en France, afin de mieux répondre à vos questions – mais d’abord, je veux replacer la question des aides publiques dont Sanofi bénéficie dans la perspective des enjeux de santé publique et de la stratégie de Sanofi. »
Basant son propos liminaire sur les besoins de santé publique, Ch. Wolf précise l’ambition du groupe : « se concentrer sur le développement de médicaments, de vaccins innovants, là où les besoins sont les plus forts. Nous voulons répondre aux besoins de millions de patients subissant des maladies pour lesquelles on manque toujours de traitements. » …
Ch. Wolf poursuit : « Depuis 2020, nous avons fait évoluer notre stratégie en la fondant désormais sur l’innovation, avec trois piliers : une recherche ciblée, un outil industriel de pointe et un engagement exceptionnel de tous nos salariés. La France tient une place unique dans cette stratégie, d’abord parce que nous y allouons un budget de 2,5 milliards d’euros en R&D – nous sommes le premier investisseur de R&D en France, les aides publiques y sont pour quelque chose. Deuxième pilier, un outil industriel modernisé, intégré, digitalisé, décarboné, avec ici aussi une place prépondérante pour la France puisque nous y avons, à Sanofi, notre réseau industriel le plus dense, avec trois plateformes : les vaccins, la production d’anticorps monoclonaux, et la production de petites molécules chimiques innovantes. Nous utilisons deux leviers pour moderniser notre outil industriel : la construction de nouvelles usines ultra modernes, par exemple celle de Neuville-sur-Saône qui a été inaugurée par le Président de la République, c’est un investissement de 500 millions d’euros ; la modernisation des usines existantes, avec des capacités additionnelles, nous y investissons chaque année entre 300 et 400 millions d’euros. » … « Cette stratégie s’inscrit dans un contexte de très forte concurrence internationale, nous sommes dans une course à l’innovation et à la souveraineté sanitaire. Alors que la France ne représente que 3 % de notre chiffre d’affaires, notre pays concentre 25 % de nos effectifs, plus d’un tiers de nos investissements, plus d’un tiers de notre production industrielle au niveau mondial. »
Thierry Bodin réagit pour Médicament Bien Commun : c’est la logique-même d’un groupe de dimension mondiale que d’avoir une minorité de son chiffre d’affaires réalisé dans son pays d’origine, d’autant plus que ce pays est petit. Ainsi, les laboratoires suisses comme Novartis et Roche ont une part minime de leur C.A. réalisée dans un petit pays / marché comme la Suisse, alors qu’ils y ont une part importante de leurs emplois (sièges sociaux, R&D, production). La France est plus grande mais c’est le même principe. C’est juste le produit de l’histoire et non celui d’une politique volontariste, il n’y a aucun mérite particulier à avoir dans son pays d’origine une grande partie de ses infrastructures. En revanche, il existe dans le pays d’origine des liens privilégiés avec l’État qui constituent un point d’appui, sont source d’avantages et ne peuvent pas exister spontanément dans d’autres pays sauf à acquérir une grande entreprise locale.
Éliane Mandine réagit pour MBC, avec l’expérience de plusieurs années d’exercice dans la recherche pour le groupe.
Selon les dires de Sanofi « on ne fait pas de telles transformations de gaité de cœur ; quand on décide d’arrêter des activités en Recherche & Développement (R&D) (ex : cardiovasculaire) c’est un choix difficile, mais on le fait pour mieux se recentrer sur des secteurs (ex : immunologie), là où nous pouvons vraiment faire la différence, créer un cercle vertueux où notre innovation pourra être valorisée par les autorités de santé dans le monde entier et nous permettre ensuite de réinvestir ».
Le choix s’était d’abord porté sur l’oncologie : il apparaissait judicieux, la prévalence des cancers ne cessant d’augmenter. Mais alors pourquoi ne pas avoir choisi d’être moteur dans la mise en place du biocluster en oncologie sur le plateau de Saclay (Paris Saclay Cancer Cluster -PSCC), comptant parmi les huit plus puissants pôles d’innovation au monde, en partenariat avec l’INSERM, l’Institut Curie et l’Institut Gustave Roussy, experts dans le domaine. Le groupe a timidement investi 150 millions d’Euros, et dans le même temps a choisi de fermer le site de Chilly Mazarin, situé à proximité, qui aurait pu héberger en partie les équipes scientifiques du PSCC, ou du moins permettre aux chercheurs de Sanofi de bénéficier de la proximité de ce réseau de compétence.
S’estimant en retard sur ses concurrents, Sanofi a évoqué que ce domaine n’était pas facile, trop diversifié, que les chances de succès en termes de produits arrivant à maturité étaient faibles, pour justifier de se recentrer sur l’immunologie. Affirmant pouvoir là faire la différence (avec ses concurrents), en pariant sur le pipeline de bons candidats thérapeutiques en phase 3.
Maintenant Sanofi mise sur le domaine de l’ARNm, avec la construction d’une nouvelle unité entièrement consacrée à l’accélération de la R&D pour les vaccins, cofinancée par l’Union européenne et la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Après s’être fait rafler par Pfizer, mi-2018, l’accord ARN dans les vaccins avec l’allemand BioNTech, pour avoir su mieux négocier le prix de revient de sa participation. Le formidable succès des vaccins ARN de BioNTech a permis à Pfizer de gagner 6 Milliards $ en 2021. Sanofi est ainsi passé à côté d’un coup magistral dont le manque à gagner est au moins de 50 Milliards $ de capitalisation boursière. Voire davantage, en se basant sur la valeur de Sanofi qui a progressé de 6 Milliards $ vs 61 Milliards $ pour Pfizer.
Ainsi Sanofi semble toujours courir derrière ses concurrents, par suite d’un manque de vision stratégique en amont, et/ou à de faibles capacités à négocier.
Thierry Bodin (MBC) complète avec cette remarque : au-delà du choix des aires thérapeutiques, les réorganisations de Sanofi sanctionnent la volonté de réduire la part de la Recherche interne afin de faire des économies censées être réinjectées dans le Développement, mais il s’agit principalement de Développement clinique effectué par des prestataires spécialisés. Ainsi, la stabilité ou la hausse du budget de R&D selon les années est en trompe-l’œil.
Charles Wolf en vient aux aides publiques : « J’en viens aux aides publiques, pour souligner trois points. D’abord, leur rôle dans la compétitivité industrielle, laquelle est un facteur décisif de notre souveraineté sanitaire : les aides publiques ont un rôle pivot, c’est grâce à elles que Sanofi peut effectuer 30 % de sa R&D en France, alors que notre pays ne représente que 3 % de notre chiffre d’affaires. En 2023, votre année de référence, Sanofi a touché 108 millions d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR), soit moins de 5 % des 2,5 milliards d’euros que nous investissons en R&D sur le territoire français, à quoi s’ajoutent 17,7 millions d’euros de mécénat, 7,4 millions d’euros d’exonérations et d’allègements de cotisations – soit 0,4 % de notre masse salariale en France -, 12,2 millions d’euros de bonus apprentissage – nous avons 1 800 apprentis -, et 5 millions d’euros d’aide sur projets, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), des régions et d’autres collectivités territoriales. »
Concrètement, à quoi servent ces aides publiques ?
Rapporteur de la commission, le sénateur Fabien Gay souligne : « L’objectif de l’aide publique, c’est de soutenir le développement, l’innovation de rupture et l’emploi – un PDG nous a dit que le CIR ne devrait pas désigner le crédit d’impôt recherche, mais le crédit d’emploi recherche, parce qu’en réalité il sert à ce que des chercheurs fassent de la recherche sur notre territoire plutôt qu’ailleurs. Or, le problème avec Sanofi, c’est qu’alors que vous avez des résultats très confortables – 5,4 milliards d’euros, pour un chiffre d’affaires de 43 milliards dans le monde et 1,9 milliard en France -, qui vous permettent de distribuer des dividendes importants – 4,4 milliards -, alors que vous touchez un CIR important et stable – plus d’un milliard d’euros pour les dix dernières années, à raison d’une enveloppe de 105 à 115 millions d’euros chaque année -, vous avez supprimé des emplois de chercheurs : vous touchez plus d’un milliard d’euros pour la recherche en dix ans, mais vos effectifs de chercheurs fondent, littéralement. Je me réfère aux chiffres de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), un organisme que vous jugerez sérieux, libéral, c’est lui qui met les deux chiffres en parallèle dans le tableau projeté : un milliard d’euros de CIR en dix ans, mais 3 500 suppressions de postes dans la R&D – le dernier plan social ayant concerné Vitry-sur-Seine. Je n’ai rien contre le fait d’aider les entreprises à faire de la recherche, des innovations de rupture, je n’aurai aucune difficulté à vous féliciter d’être un champion dans votre domaine, mais comment expliquez-vous que vous soyez l’un des champions du CIR tout en faisant fondre vos effectifs en R&D ? »
Annick Lacour réagit pour Médicament Bien Commun : «Cette commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux entreprises doit nous éclairer sur l’utilisation de celles-ci et leur contrôle. Elle peut aussi avoir pour objectif de proposer des changements ou adaptations à cette politique d’aides pour qu’elle soit efficiente et utile.
Citoyenne imposable, je pense souhaitable que ces aides soient conditionnées à des résultats sociaux sur le plan de la santé publique, du développement de l’emploi et de la capacité industrielle de la France. J’espère donc que de cette commission d’enquête émergent des propositions qui permettent d’accroître la transparence et le contrôle de ces aides publiques aux grands groupes.
Citoyenne /patiente/cotisante à la protection sociale, l’accès aux soins et donc aux médicaments est pour moi essentiel.
Développer de nouveaux médicaments et vaccins est une des activités attendues de l’industrie pharmaceutique française, donc de Sanofi. Une autre est de mettre à disposition de tous des médicaments essentiels pour mettre fin aux ruptures d’approvisionnement des pharmacies qui sont une source de stress importante chez les malades. Et enfin de maintenir et développer les outils de R&D et de fabrication en France afin d’assurer un avenir plus serein aux malades et aux salariés de Sanofi. »
Charles Wolf, ainsi que la directrice financière et le directeur recherche développement France, contestent le chiffre de 3000 suppressions de postes et le terme de licenciement.
Fabien Gay précise : « Il y a eu quatre plans sociaux – on appelle cela des plans de sauvegarde de l’emploi, des PSE – chez Sanofi, successivement en 2014, 2019, 2021 et 2024, ils ont conduit non pas à des suppressions de postes avec reclassement, mais à des licenciements secs, dont le dernier annoncé en mars 2024 à Vitry-sur-Seine, pour 330 emplois supprimés dans la R&D. Je ne conteste pas que vous créiez des postes ailleurs, mais le problème, c’est la différence entre les suppressions et les créations, il y a quand même un delta de 3 000 à 3 500 postes en dix ans, alors même que vous avez obtenu plus de 100 millions d’euros de CIR chaque année. »
M. Jacques Volckmann. – « Nous contestons le chiffre de 3 000 suppressions d’emplois, parce qu’en 2014, nous avions 5 000 personnes dans la R&D et aujourd’hui environ 4 000, la réduction s’établit donc autour de 1000 postes de chercheurs et développeurs. Plusieurs raisons à cela. La première est une évolution qualitative : les laboratoires qui ont réussi se sont focalisés sur les recherches où ils étaient les plus avancés, c’est le virage que nous avons pris et qui nous a fait arrêter un certain nombre d’activités ou certains domaines de recherche. L’un des plans que vous citez correspond à cela : nous avons arrêté nos activités de recherche en cardiologie en région parisienne, pour nous concentrer sur l’oncologie. La deuxième raison tient à une évolution technologique elle-même : nous sommes désormais capables de faire des choses beaucoup plus rapidement avec des technologies que nous n’avions pas avant et qui nous conduisent à réduire et à changer la nature et la typologie d’un certain nombre de compétences dans nos équipes de recherche. Cela s’est traduit par une réduction du nombre de postes, à travers plusieurs plans que vous avez mentionnés : nous avons diminué nos effectifs d’environ un millier de personnes – mais sans licenciement, je rappelle que nous sommes passés par des départs volontaires. »
Éliane Mandine (MBC) réagit : « En 2007, Sanofi était le 4e investisseur en Recherche et Développement (R&D), de l’industrie Pharma. En 2020 sa place est tombée au 10e rang. Avec des dépenses en hausse de 4,5% sur la période, il s’agit de la plus faible évolution des 15 plus gros investisseurs en R&D.
Alors que des acteurs de l’industrie Pharmaceutique comme Roche, BMS, Gilead, ont choisi de renforcer significativement leurs investissements dans l’innovation pour maintenir leur compétitivité, Sanofi a préféré de quasiment stabiliser ses dépenses R&D.
Ce qui a entrainé pour Sanofi une forte décroissance du rendement de la R&D, suivi d’une diminution de 11% du Chiffre d’affaires entre 2012 et 2019, contre une progression moyenne des 9 autres principaux acteurs du Top 10 de plus de 7% sur la période.
Ce sont les salariés qui en paieront le prix : la baisse des effectifs de Sanofi entre 2015 et 2019 a été de 15 222(13,2% de l’ensemble des salariés) soit la plus forte réduction en nombre d’effectifs du Top 50 de l’industrie Pharmaceutique.
Sanofi est par ailleurs le seul acteur du Top 10 de l’industrie Pharma dont les effectifs ont diminué continuellement, chaque année depuis 2015.
En France le nombre d’employés a baissé, passant d’un peu plus de 25 000 collaborateurs en 2019 à moins de 22 000 en 2023. En R&D, quatre plans sociaux depuis 2014, et un cinquième annoncé en 2025, résultent en une réduction de la moitié les effectifs, passant de 6.000 à 3.000. Telle est la réalité, de même que la fermeture ou la vente de 8 centres de recherche sur 11 en 15 ans.
Même si les dirigeants du groupe contestent ces chiffres, et n’assument qu’une réduction de 1000 postes de chercheurs, ce sont 1000 suppressions de trop. Qu’importe que ce soit des départs négociés ou des licenciements, in fine c’est une perte de compétence et de ressources, mettant en péril le développement du potentiel de recherche de notre pays, et par là, réduisant les possibilités de découvertes pouvant donner lieu à de nouvelles thérapeutiques.
Depuis 2018, la diminution des investissements dans la R&D en interne est compensée par l’acquisition de Biotechs, ailleurs qu’en France, pour un montant de 45.7 milliards de dollars. Ce qui va dans le sens de la mutation profonde dans laquelle s’est engagée Sanofi, guidée par son souhait de devenir via l’innovation une « Biopharma ». On assiste bien à un désengagement de la recherche en interne (en France mais aussi ailleurs) au profit de structures externes, localisées hors de France, avec un tropisme pour les USA. Ce que démontre la frénésie d’acquisitions de compagnies américaines ces dernières années (Principia Biopharma, Provention Bio, Tidal Therapeutics, Inhibrx, Blueprint Medicines). Ce qui est ressenti par les équipes de chercheurs restantes dans l’Hexagone comme une délocalisation de leur savoir-faire, et une perte de perspectives pour le futur.
Bien qu’ayant reçu en dix ans un milliard d’Euros en CIR, Sanofi ne respecte pas le pacte tacite d’un maintien des activités de R&D sur le territoire, à défaut de les accroitre. Le groupe peut s’autoriser ces pratiques, l’attribution du CIR aux entreprises privées n’étant pas assortie d’un droit de regard des institutions publiques.
Questionner et demander des comptes à Sanofi sur l’utilisation du CIR est légitime, mais insuffisant si les modalités d’attribution et les moyens de les contrôler ne sont pas revus. »
Thierry Bodin (MBC) complète par cette remarque : subventions ou pas, et au-delà de la question des aires thérapeutiques éventuellement abandonnées, la R&D de Sanofi évolue structurellement selon un modèle qui détruit de l’emploi non seulement en France mais aussi dans tous les pays développés où il est implanté (Etats-Unis et Allemagne notamment).
Les tâches sont le plus possible standardisées et, une fois qu’elles le sont à un niveau significatif, elles sont souvent mises en sous-traitance (avec l’argument que les équipes internes doivent se recentrer sur des tâches plus intéressantes et à plus fort contenu) ou pour certaines transférées dans des « hubs », des plateformes Sanofi souvent localisées dans des pays à bas coût de main-d’œuvre comme la Hongrie et l’Inde, où d’ailleurs, malgré les arrivées régulières de nouvelles activités transférées des principaux pays. C’est ainsi que la productivité augmente et continue de faire son œuvre en supprimant d’autres effectifs.
M. Charles Wolf. – « J’insiste sur cet élément important : nous devons nous transformer pour faire la différence sur des technologies innovantes. Les autorités de santé n’acceptent une innovation que si elle apporte une véritable valeur ajoutée, cela impose de se focaliser et donc de se transformer. Vous connaissez les entreprises, on ne fait pas de telles transformations de gaité de cœur ; quand on décide d’arrêter la R&D sur la partie cardiovasculaire, c’est un choix difficile, mais on le fait pour mieux se recentrer sur l’ARN messager, pour développer une molécule contre la sclérose en plaque. J’étais avec les équipes à Montpellier et à Sisteron, elles ont continué à travailler pendant la crise sanitaire pour développer leur programme et parvenir, je l’espère, à un résultat probant à la fin de cette année. Cette transformation est nécessaire. Nous nous sommes recentrés sur l’immunologie, là où nous pouvons vraiment faire la différence, créer un cercle vertueux où notre innovation pourra être valorisée par les autorités de santé dans le monde entier et nous permettre ensuite de réinvestir – nous sommes très confiants dans notre pipeline, nous avons de très bons candidats thérapeutiques en phase 3, ce que nous n’avions pas il y a quelques années. Cette transformation n’est pas facile, nous en sommes très conscients, mais elle nous place dans une situation bien meilleure que celle qui était la nôtre il y a quelques années. »
Thierry Bodin réagit pour MBC : Sanofi est en réalité engagé dans un profond processus de transformation pour évoluer vers un modèle dit « Biopharma » principalement centré sur les résultats d’une R&D externalisée, qui est un modèle à plus forte rentabilité mais à plus fort risque. Il finance cette transformation par l’abandon progressif (cession de sites et de marques) de nombreux pans d’activité en lien avec les produits matures du groupe, qui procurent une rente de situation. Toute la difficulté pour le groupe est de procéder à ces désengagements suffisamment vite pour dégager des moyens nouveaux pour la R&D (notamment pour y faire des acquisitions) sans pour autant compromettre la rente historique, en particulier dans l’hypothèse où la R&D ne délivre pas suffisamment vite de résultats transformés en succès commerciaux.
C’est pour cette raison que des branches entières d’activité ont été cédées, la santé animale (Mérial) vendue à Boehringer Ingelheim en 2017, les génériques (Zentiva) vendus au fonds d’investissement Advent en 2018, la chimie pour les tiers qui a donné naissance à EuroAPI en 2022, la santé grand public devenue autonome sous le nom d’Opella en 2025.
M. Jacques Volckmann. – « Vous posez une très bonne question sur l’efficacité des aides. En pratique, comment les choses se passent-elle ? Grâce aux aides, nous avons un portefeuille en développement qui n’a jamais été aussi fourni. L’an dernier, nous avons démarré sept phases 3, la dernière après les développements cliniques, avant les demandes d’autorisation aux autorités de santé. On a eu six entrées « en clinique », cela ne nous était pas arrivé depuis très longtemps. On a eu 8 résultats positifs. En septembre dernier, nous avons eu en particulier un résultat sur un produit qui s’appelle le tolebrutinib, dans le traitement de la sclérose en plaque, cette molécule entre dans le cerveau pour réduire l’inflammation, ce qui améliore la vie des patients, nous commençons le processus d’enregistrement, pour une mise sur le marché qu’on espère pour la fin de l’année. Or, ce produit, nous l’avons développé en France, à Sisteron, c’est là que nos équipes l’ont trouvé et l’ont développé chimiquement par un procédé qui a, lui aussi, été inventé sur place et y sera produit – et c’est à Montpellier qu’il sera développé en comprimé, en médicament, dans notre centre d’expertise mondiale en galénique. Au moment d’installer ce centre d’excellence nous nous étions interrogés sur sa localisation, nous avions des alternatives. Cette molécule, trouvée et développée en France, illustre la place de notre pays dans la R&D de niveau mondial, les équipes sont très fières de ce résultat. Et cette année, nous projetons d’aller plus loin encore, avec 16 enregistrements devant des autorités de santé … ».
M. Charles Wolf. – « Ces aides sont extrêmement utiles pour la compétitivité. Sans elles, le chercheur en France serait le deuxième plus cher du monde, derrière le chercheur aux États-Unis. Dans les critères de choix, il y a bien sûr les compétences, les relations avec les institutions du pays, mais le coût est un critère très important et quand Sanofi choisit une localisation, nous sommes obligés de choisir le projet le plus compétitif pour notre pérennité à long terme. Cela vaut pour la partie R&D comme pour la partie industrielle. Je propose que Philippe Charreau, notre directeur de l’industrie, vous présente le cas d’une aide à l’investissement pour notre usine à Sisteron, pour développer l’innovation dont je vous ai parlé sur la sclérose en plaques.«
M. Philippe Charreau, directeur industriel France. : « Nous n’avons pas parlé de toutes les aides, je veux insister sur la partie industrielle. Sanofi compte 14 sites de production en France, ils représentent le tiers de notre empreinte industrielle mondiale et nous y employons 11 000 personnes, c’est le tiers de nos effectifs industriels à l’échelle du groupe tout entier : nous sommes très fiers de cette présence en France, elle tient à l’histoire de Sanofi et nous la perpétuons. Les aides publiques sont très importantes sur le plan industriel ; notre mission industrielle, c’est de continuer à fabriquer des produits matures, ceux qui ont perdu leur brevet depuis fort longtemps, mais dont se servent toujours nos patients et qui ont un enjeu de santé publique, nous devons les fabriquer à des coûts très compétitifs parce qu’on se bat contre les génériques ; notre mission industrielle, c’est aussi de préparer notre outil industriel à ce que sera notre portefeuille de médicaments de demain. Nous investissons jusqu’à 500 millions d’euros par an en France dans notre outil industriel, pour maintenir sa compétitivité sur les portefeuilles de produits matures, mais également pour le portefeuille de demain. Et les aides publiques sont déterminantes dans nos choix industriels quand l’État ou les collectivités soutiennent nos investissements comme notre usine à Sisteron, où nous avons mis 60 millions d’euros… »
Éliane Mandine réagit pour MBC : « On peut effectivement se demander si les aides publiques servent les enjeux de santé publique ou à pallier la faiblesse entrepreneuriale du groupe. Elles sont suffisamment conséquentes pour lui donner un avantage compétitif, ce que reconnait Sanofi en les qualifiant de « fondamentales pour l’attractivité de la France ». « Dans les critères de choix, il y a bien sûr les compétences, les relations avec les institutions du pays, mais le coût est un critère très important et quand Sanofi choisit une localisation, nous sommes obligés de choisir le projet le plus compétitif pour notre pérennité à long terme ». Autrement dit, Sanofi, mais aussi les autres industriels du médicament, n’hésitent pas à mettre les États en concurrence.
Au-delà du chantage systématique fait par ce géant pharmaceutique, des aides publiques contre la souveraineté sanitaire, et le maintien de l’emploi sur le territoire, ce qui est inconvenant dans le raisonnement tenu par les dirigeants du groupe est le peu de places laissé aux besoins en santé en France et dans le monde. Il n’est question que de compétitivité, de forte concurrence internationale, de chiffre d’affaires, d’objectifs de croissance, de « faire la différence sur des technologies innovantes au prétexte que les autorités de santé n’acceptent une innovation que si elle apporte une véritable valeur ajoutée ». Discours que l’on peut entendre pour une entreprise produisant des articles de luxe, ou des accessoires de mode, ou autres consommables, mais qui ne peut pas s’appliquer aux médicaments. Ceux-ci ne sont pas des produits de consommation ; ils sont essentiels au droit à la santé pour tous. Nous ne devrions entendre que besoins de santé de la population, valeur d’usage des médicaments au bénéfice des patients subissant des maladies pour lesquelles on manque toujours de traitements, et des moyens, ressources et technologies, à mettre en place pour satisfaire ces besoins et améliorer la vie des patients. »
Thierry Bodin (MBC) ajoute : Sanofi fait juste jouer la concurrence des aides entre pays pour décider de ses investissements tant en R&D que dans l’industriel, mais il faut garder à l’esprit qu’il reçoit des aides non seulement de la France mais aussi d’autres pays et il n’y a pas de vision claire du montant total de toutes les aides publiques que le groupe reçoit au-delà du cas particulier de la France. Par exemple, lorsqu’il investit dans une usine en Italie, il reçoit des aides publiques italiennes ; lorsqu’il investit en Hongrie, il reçoit des aides publiques hongroises ; lorsqu’il investit au Canada, il reçoit des aides publiques canadiennes ; lorsqu’il investit aux Etats-Unis, il reçoit des aides américaines… C’est l’ensemble du fonctionnement de cette multinationale, tout comme celui des multinationales concurrentes, qui est largement basé sur un modèle « parasitaire » de siphonnage de fonds publics un peu partout dans le monde.
Opella et le Dolipane
Mme Anne-Sophie Romagny. – « Vous dites que les aides vous permettent de soutenir le développement pour garantir la souveraineté sanitaire, en faisant de la recherche en France et en y déposant des brevets. Vous n’avez pas parlé de la fabrication, alors que Sanofi a vendu sa filiale Opella – qui fabrique le Doliprane – à un fonds américain, étant rappelé qu’un fonds français était aussi candidat à la reprise. Est-ce que parmi les 2 200 dispositifs d’aide publique il n’y en n’a pas un qui vous permettrait de conserver en France la production d’un principe actif comme le paracétamol, qui participe de la souveraineté sanitaire ? Je suis assez surprise que toutes ces aides ne vous permettent pas de garder la production sur le sol français, cela m’interroge. »
M. Charles Wolf : « Le choix du repreneur d’Opella s’est fait sur un projet de croissance. Opella a des produits matures, des marques, ses métiers ne sont pas ceux vers lesquels s’oriente le nouveau Sanofi, celui de l’innovation, des nouvelles molécules – une fois qu’on optait pour notre virage stratégique, nous n’avions pas la capacité d’accompagner la croissance de deux pôles aussi différents. L’autonomisation d’Opella a été préparée pendant plusieurs années pour assurer un projet de croissance, nous avons pris toutes les garanties pour que le Doliprane soit sécurisé pour les Français – nous avons conservé le siège mondial en France, nous gardons 48 % des parts de la société, nous avons des garanties d’emplois et de production avec la société Seqens, qui produit le principe actif du Doliprane. »
M. Fabien Gay, rapporteur : « Je reviens sur la question de la souveraineté sanitaire et du Doliprane. Opella était valorisée à 16 milliards d’euros, vous en avez cédé 50 %, pourquoi avoir choisi, entre deux candidats, le fonds américain plutôt que le fonds français ? Combien cette filiale avait-elle touché d’aide publique ? On peut imaginer que quand de l’argent public contribue à valoriser une filiale d’un groupe, surtout une filiale stratégique, il y ait une forme de retour dans le cas où cette filiale soit vendue – Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, nous a dit qu’en cas de retour à bonne fortune, il trouverait normal une forme de retour pour l’État. Est-ce que quand on vend la moitié d’une filiale valorisée à 16 milliards d’euros, il ne devrait pas y avoir un retour pour l’État qui a aidé pendant les dernières années ? »
Thierry Bodin réagit pour MBC : la cession d’Opella entre dans la stratégie du groupe de se désengager progressivement de ses activités historiques qui, bien que très rentables, le sont un peu moins que la moyenne, afin d’évoluer vers un modèle où la rentabilité moyenne est plus grande. Avec l’argent qu’il retire des cessions, Sanofi continue de poursuivre son double objectif de financement de la R&D et de soutien à ses propres actionnaires. Ainsi, en anticipation de la sortie d’Opella qui allait procurer une rentrée de cash (10 milliards d’euros) mais diminuer en valeur absolue le bénéfice par action (perte du bénéfice d’Opella), Sanofi a « renvoyé » 5 milliards à ses actionnaires sous forme de rachat d’actions, dont 3 milliards au seul groupe L’Oréal (qui reste néanmoins premier actionnaire du groupe). Ces actions rachetées sont destinées à être détruites afin de faire monter artificiellement le bénéfice par action des actions désormais moins nombreuses qui subsistent.
La cession d’Opella n’est en rien un sujet de souveraineté sanitaire ou nationale, par ailleurs le « fonds français » en concurrence avec le fonds américain était en consortium avec des intérêts d’Abu Dhabi et Singapour…
La presse et une bonne partie du monde politique a régulièrement mis en avant la crainte d’une délocalisation de la production de Doliprane de Lisieux vers d’autres pays, mais passe sous silence le fait qu’en réalité, Lisieux se développe en prenant des volumes à des usines de Hongrie et de Pologne, ce qui ne semble émouvoir personne.
Par contre, il existe un vrai sujet lié à la sortie d’Opella, c’est celui du risque de ruptures concernant plusieurs médicaments contre les maladies cardiovasculaires, le diabète, les troubles du sommeil, les infections bactériennes etc., résultant du fait que sur une usine comme Opella Compiègne, de nombreux produits de prescription sont « mis dehors » chez des sous-traitants aux filières industrielles moins robustes, pour laisser la place à davantage de médicaments de santé grand public comme Dulcolax, conformes à la nature-même d’Opella, et qui sont eux-mêmes pris à des sous-traitants.
Force est de reconnaitre que les interlocuteurs de Sanofi, au cours de cette audition au Sénat, certes mentionnent la souveraineté sanitaire et les emplois de chercheurs en France, ne semblent pas vraiment prendre la mesure « qu’on ne fait pas de commerce avec les médicaments ».
Le chemin semble encore long pour une prise de conscience de la société de l’urgence à sauver la santé de la prédation financière.