Sanofi a fait part dans un communiqué, daté du 14 mai 2025 de son intention d’investir « au moins 20 milliards de dollars » aux États-Unis dans les cinq prochaines années, en vue d’une « augmentation significative des dépenses de recherche et développement et l’allocation de milliards de dollars à la production américaine[i]».
20 milliards de dollars, pour quoi faire ?
Cette communication a fait la « une » des médias, certains laissant croire que Sanofi rejoignait d’autres grands noms mondiaux de la pharmacie, comme Bristol Myers Squibb, Gilead, TAKEDA, Roche, Novartis, dans leurs projets d’investissements outre-Atlantique, en réponse à la politique de tarifs douaniers voulue par Mr Trump. Une sorte d’allégeance à la suprématie américaine fantasmée par le président des USA ! D’autres questionnant le patriotisme économique de l’entreprise, comme s’il était encore possible de douter qu’elle en était totalement dépourvue, suite à l’épisode du Covid où les dirigeants du « fleuron français » avaient clairement affirmé qu’ils serviraient « en premier » les États-Unis.
Cette stratégie, de s’ancrer plus fortement outre-Atlantique, n’est ni une lubie soudaine de Sanofi, ni une inféodation aux injonctions du président américain, mais participe du plan d’optimisation du portefeuille de produits de l’entreprise. D’une part le marché pharmaceutique américain est bien trop important pour se permettre de le bouder. Selon une source IQVIA, sur un marché pharmaceutique mondial de 1 607 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023, les États-Unis ont représenté 44,4 % des ventes. D’autre part, pour seulement 25 % de sa production sur le sol américain, près de la moitié des ventes mondiales de Sanofi – 21,6 milliards de dollars en 2024 – provenaient du marché américain, alors que la France ne représente que 4,5% de son chiffre d’affaires.
Par ailleurs, le plan s’inscrit dans une continuité, initiée avec le rachat de Genzyme en 2011. Cette biotech, dans laquelle le groupe a injecté sur la période 2014-2019, 290 millions d’euros pour la transformer en une structure pilote de bioproduction digitalisée, lui permet de s’implanter dans l’un des plus grands clusters biotechnologiques au monde, près de Boston, dans le Massachusetts. Ce site, qui emploie 1 500 salariés, devient le fer de lance de la profonde réorganisation industrielle engagée par le groupe tricolore de devenir une « Biopharma », en fabriquant une grande part de la gamme de produits du portefeuille maladies rares développé par Sanofi Genzyme.
Un virage stratégique passé inaperçu
A l’époque ce virage stratégique est passé quasiment inaperçu. C’est alors qu’il aurait fallu demander des comptes à Sanofi sur ce glissement progressif des priorités vers des zones hors de l’hexagone. Seuls les syndicats ont tenté de donner l’alerte sans être entendus.
En réalité ce qui se joue, sur fond de guerre commerciale, avec le « buzz » médiatique que Sanofi a su orchestrer autour de son intention d’investir « au moins 20 milliards de dollars » aux États-Unis, c’est une mise en concurrence des États par les grandes firmes pharmaceutiques.
Ce n’est pas un hasard du calendrier si l’annonce a été faite trois jours seulement avant le Sommet Choose France, organisé par le président Macron, qui comptait bien, après avoir déployé le tapis rouge aux investisseurs financiers, démontrer l’attractivité économique du pays en affichant le montant du pactole récolté…. qui s’avère être le même que celui que Sanofi compte investir à lui seul tout aux USA. Une façon de couper l’herbe sous les pieds du chef de l’État.
Et ce qui tombe à pic, c’est que le communiqué fait suite aux menaces de Trump, en avril, d’augmenter les droits de douane sur les produits pharmaceutiques, pour accélérer la relocalisation de la production dans son pays. Ce faisant Sanofi laisse croire qu’elle s’aligne sur ses concurrents pharmaceutiques : Lilly, Johnson & Johnson, AbbVie, Bristol Myers Squibb, Gilead, Roche, Novartis et Takeda, qui ont annoncé ces derniers mois près de 250 milliards de dollars (223,7 milliards d’euros) d’investissements aux États-Unis[ii]. Cette liste des investisseurs aux USA s’accroit. En comparaison, les 20 milliards d’euros annoncés par le président Macron apparaissent bien dérisoires. Le ministre de l’économie s’inquiète : « c’est clair que c’est un mauvais signal » ; « nous sommes dans une concurrence mondiale très dure pour attirer les investissements »[iii].
A quel prix pour les médicaments ?
C’est bien le but recherché : susciter l’inquiétude chez les dirigeants et une urgence à réagir. La stratégie de communication du géant pharmaceutique, mettant en balance le montant des investissements promis à la France à celui que le président Trump a su attirer pour son pays, est du pur chantage. C’est un moyen de faire pression, à la fois sur le gouvernement français et le parlement UE. Ceux-ci sont sommés de revoir leur politique de prix de médicaments, d’assouplir les normes de régulation et de revoir à la baisse la fiscalité, pour éviter une hémorragie des capitaux du vieux continent vers le Nouveau Monde. Les établissements pharmaceutiques, dans une logique financière pour maximiser leurs profits, affichent clairement leurs intentions de prioriser les mieux disant en terme de facilités économiques pour localiser leurs productions.
Sanofi a effectivement co-signé le 11 avril une lettre d’avertissement adressée à Bruxelles aux côtés de 30 autres dirigeants de grandes entreprises dont Novo Nordisk, Pfizer, Eli Lilly, Roche, Merck, GSK ou encore Servier, et publié une lettre avec Novartis dans le Financial Times, pour réclamer à la Commission européenne un cadre plus attractif en matière de prix des médicaments et de fiscalité. Audrey Derveloy (Présidente de Sanofi France) n’hésite pas à surenchérir : « Les entreprises qui font le choix de la France, qu’elles soient françaises ou étrangères, aimeraient que leurs efforts soient mieux reconnus »[iv]. Depuis la crise du Covid, la concurrence entre les États est exacerbée à dessein par certaines entreprises, qui comparent les plans de soutien économique et poussent les pouvoirs publics à la surenchère.
La réaction du ministre de l’économie française est de déplorer que Sanofi n’ait pas « essayer de jouer collectif quand on a été aidé », faisant allusion aux 108 millions de crédit impôt recherche que le groupe a encaissé en 2023, dont la contrepartie tacite est le maintien des emplois hautement qualifiées en France. Le ministre dénonce la façon de jouer, mais pas le jeu lui-même. Comme si la mise en concurrence du pays qu’il nomme « site France » avec les autres puissances étrangères allait de soi.
Est-il normal que les entreprises pharmaceutiques dictent leurs conditions aux États ?
C’est sur cette guerre commerciale, surtout lorsqu’elle concerne des produits pharmaceutiques, jusque-là exemptés de droit de douane en vertu d’un accord de l’Organisation mondiale du commerce, compte tenu de leur caractère vital, que les citoyens doivent être alertés. Est-il normal que les entreprises pharmaceutiques dictent leurs conditions aux États, que l’économie prime sur le politique, au lieu que ce soit le politique qui définisse le cadre économique ? La santé doit-elle être une valeur d’ajustement d’un marché économique mondial ? L’État n’est-il pas responsable de la politique de santé garantissant l’accès effectif de la population à la prévention et aux soins ?
C’est de cette question que doivent s’emparer les citoyen-nes, la société civile toute entière, pour imposer une autre politique de santé, partant des besoins de la population, définie et soutenue par la collectivité, et libérer de la contrainte du niveau de rémunération des actionnaires. La conjoncture pourrait s’y prêter avec le président Trump qui bouscule les stratégies des Big pharma en soufflant le chaud et le froid sur le prix des médicaments. C’est une occasion de repenser le modèle économique actuel des produits de santé, en faveur de dispositifs plus vertueux, avec la création d’une capacité pharmaceutique publique, pilotée démocratiquement par l’ensemble des parties prenantes, qui permette de garantir une production suffisante et stable pour couvrir les besoins de santé de tous.tes. C’est un objectif atteignable si toutes les forces vives du pays se mobilisent pour l’imposer.
[i] https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/05/14/sanofi-promet-d-investir-20-milliards-de-dollars-aux-etats-unis_6606132_3234.html
[ii] https://strategiesante.com/sanofi-va-aussi-investir-aux-etats-unis-en-production/
[iii] https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/j-aurais-prefere-que-cette-annonce-soit-retardee-eric-lombard-fustige-le-timing-des-investissements-de-sanofi-aux-etats-unis_AV-202505190236.html
[iv] https://www.lefigaro.fr/societes/sanofi-annonce-plus-d-un-milliard-d-euros-d-investissement-en-france-20240513