Industrie pharmaceutique : stop à l’hémorragie !

Actuellement la santé est la seconde préoccupation de la population française après le pouvoir d’achat. La moitié des prescriptions médicales ne peuvent être honorées par les pharmacies, suite aux pénuries de médicaments en augmentation exponentielle depuis quelques années.

Cette défaillance est majoritairement imputable au modèle économique du médicament sous la domination d’une vingtaine de grandes firmes qui, dans une fuite en avant permanente d’augmentation de plus-value pour satisfaire les actionnaires, construisent en conséquence leurs stratégies sans se soucier des éventuelles conséquences sociales et sanitaires. Dans leur ombre, une myriade d’acteurs de taille petite ou moyenne, gérant des activités délaissées par les premiers mais néanmoins indispensables, jonglent avec les difficultés d’organiser une production et une distribution cohérentes sur la base d’un modèle faisant largement appel à la sous-traitance.

D’ici fin 2026, les laboratoires pharmaceutiques s’apprêtent à supprimer plus de 1600 postes en France. Soit globalement la suppression de plus de 6400 emplois, car chaque emploi direct dans l’industrie pharmaceutique génère 3 emplois dans l’économie. Pour le seul groupe Sanofi, ces suppressions pourraient dépasser les 1200 postes en quelques mois (800 postes ont déjà été supprimés en 2022).

Cette hécatombe s’accompagne de l’abandon d’activités essentielles dans la recherche, la production et la distribution de médicaments. En premier lieu chez Sanofi :  l’arrêt des recherches en oncologie (cancers), cardiovasculaire, diabétologie, neurologie, infectiologie… soit plus de 70% des soins hospitaliers ou des besoins de santé publique ; les difficultés du sous-traitant de principes actifs EuroApi, c’est-à-dire d’usines lâchées par Sanofi, menaçant la dernière production européenne d’antituberculeux et d’autres antibiotiques vitaux ; la cession de trois centres de distribution de médicaments pour la France et l’Export au groupe de logistique DHL qui est sans expérience en France en la matière ; le désengagement de nombreux médicaments anciens, dont beaucoup d’anti-infectieux, de cardiovasculaires, d’anti-inflammatoires et de médicaments de neurologie et psychiatrie ; la sortie programmée des médicaments sans ordonnance traités comme des produits de grande consommation ; la délocalisation en Hongrie et en Inde de nombreuses fonctions support.

Chez Servier, la cession attendue des génériques Biogaran, qui s’approvisionnent davantage en Europe que les autres génériqueurs pour leurs principes actifs, relève de la même démarche et comporte un risque. Chez Pierre Fabre, la mise sous forme pharmaceutique des anticancéreux injectables à Pau a été externalisée et, si des investissements de relocalisation  de principes actifs anticancéreux ont eu lieu à Gaillac, cela s’est fait au détriment d’une usine allemande. L’externalisation est aussi la règle chez de nombreux groupes étrangers, américains, allemands, suisses, britanniques, qui ont cédé à des sous-traitants la plupart de leurs usines françaises, quand ils ne menacent pas de les fermer comme AstraZeneka à Reims.

Parmi ceux qui, au contraire, se développent, Novo Nordisk et Lilly donnent la priorité au futur marché rémunérateur de l’obésité : leur rivalité dans la course aux capacités de production d’injectables risque de se faire au détriment des insulines pour les diabétiques, dont les prix seront en situation de monter au moment où les États européens souhaiteraient qu’ils baissent. La mobilisation de capacités pour les vaccins Covid-19 a connu de nombreux ratages mais a assurément perturbé la production d’autres produits et contribué à leur pénurie, en anesthésie-réanimation ou en perfusions de nutrition hospitalière notamment. Et quand GSK investit à Mayenne pour développer la mise sous forme pharmaceutique d’amoxicilline, cela ne suffit pas à compenser les arrêts de production d’autres acteurs, ou de GSK lui-même, dans d’autres pays européens et contribue surtout au processus de concentration d’une molécule sur toujours moins de sites industriels. Ce phénomène affecte tout aussi lourdement une autre famille d’antibiotiques, les céphalosporines, ou encore les anti-inflammatoires corticostéroïdes.

Ces restructurations incessantes ont un coût humain exorbitant : le massacre de compétences de recherche et de production, d’équipes hautement qualifiées, qui ont mis des décennies à se constituer, hypothéquant le développement de nouvelles thérapeutiques dans le futur. Dans le présent, elles participent aux pénuries de médicaments essentiels mettant en danger les malades, la rupture d’égalité de l’offre de soins, la désertification de nos territoires. Quant aux rares sites qui se développent, tels que Novo Nordisk à Chartres, ils ont pour effet d’aspirer les personnels qualifiés d’autres usines de leur région qu’ils mettent parfois en difficulté sur des fonctions critiques.

Enfin, quand de nouvelles réglementations européennes vont dans le sens d’une meilleure maîtrise de la stérilité dans les processus de fabrication des médicaments injectables, comme c’est le cas avec la nouvelle Annexe I des Bonnes Pratiques de Fabrication, cela nécessite de lourds investissements industriels. Traduit en langage financier par le secteur privé, cela promet une rafale de fermeture d’ateliers ou d’usines de médicaments essentiels à travers toute l’Europe.

Le Gouvernement et les pouvoirs publics ont leur part de responsabilité dans la carence de l’offre de soins. Ils ne montrent pas de réelle volonté politique pour enrayer cette spirale d’éclatement de l’industrie pharmaceutique, qui met la France et l’Europe en grave situation de dépendance et de pénurie. Le Gouvernement persiste à soutenir ce secteur par les fonds publics distribués sans conditionnalité. Aujourd’hui il mobilise 1,7 milliard d’euros pour l’innovation santé dans le cadre de France Relance 2030, une fois de plus sans aucune contrepartie. A cela s’ajoutent des milliards d’euros en crédits d’impôts et exonérations sociales dont les entreprises pharmaceutiques bénéficient depuis plus d’une décennie.

Bien des projets présentés comme de la relocalisation due à la politique d’aides et d’incitation du Gouvernement étaient déjà sur les rails bien avant et les firmes ont sauté sur l’occasion pour bénéficier d’un effet d’aubaine. Si Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ont inauguré devant les caméras un nouvel atelier de principes actifs à l’usine PCAS (groupe Seqens) de Villeneuve-la-Garenne en août 2020, trois ans plus tard en octobre 2023, le même atelier fermait et conduisait à la suppression d’un tiers des effectifs du site. L’aide publique pour développer l’usine du sous-traitant Recipharm près de Tours a été l’occasion pour ce dernier d’acheter en Chine une ligne de seringues de mauvaise qualité qui n’a jamais pu fonctionner, faisant aujourd’hui planer un risque de fermeture du site ou de cession à un acteur aux perspectives incertaines ; site dont la croissance des années antérieures s’était faite en pillant les compétences de son voisin Delpharm. Quant à l’annonce par le Président de la République de la renaissance du site Benta Lyon grâce à six molécules relocalisées, il y a très loin de la coupe aux lèvres.

D’autres perspectives, dans l’intérêt du droit à la santé pour tous, de la recherche, de la maîtrise de la production, de la distribution des médicaments et traitements thérapeutiques, essentiels pour la santé publique, peuvent être développées. La commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments a permis de démontrer l’urgence d’une intervention publique, face aux choix du secteur pharmaceutique, ainsi que la nécessité d’une coopération européenne. Une autre politique du médicament est nécessaire. Sa mise en œuvre est de la responsabilité de l’Assemblée nationale et du Sénat, du gouvernement, des instances sanitaires et des laboratoires.

La reconnaissance du médicament comme bien commun, l’exigence d’une maîtrise publique de la recherche et de la production, autour d’un pôle public ou pôle socialisé du médicament, s’expriment dans l’espace public et tendent à devenir une aspiration commune des salariés et de la population. De telles approches sont expérimentées avec succès dans d’autres pays. Par exemple : aux Etats-Unis, avec l’expérience Civica de regroupement des hôpitaux pour maitriser les prix des médicaments et pour produire des médicaments génériques, en premier lieu l’insuline ; au Brésil pour copier les médicaments contre le VIH/Sida et les hépatites virales, à partir du début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui ; en Afrique du Sud, où l’OMS a mis en place une plateforme de partage des technologies des vaccins à ARNm en juin 2021 pour copier le vaccin de Moderna.

Un grand débat public sur le devenir de l’industrie pharmaceutique en France et en Europe, au service du droit à la santé pour toutes et tous, est indispensable.

La santé, la recherche et la production de médicaments, sacrifiés sur l’autel de stratégies strictement financières et actionnariales, ça suffit !

Médicament Bien Commun

Communs pharmaceutiques – Un projet de médicament made in France

Un collectif réunissant des experts et acteurs du secteur cherche à repenser une économie des médicaments, notamment ceux frappés de pénuries, au service d’une politique de santé fondée sur une logique du bien commun et non une logique de marché.

Article paru dans la revue Bonne Santé Mutualiste n°105 Avril/Mai 2024, revue trimestrielle de l’UGM Entis www.groupe-entis.fr

Mutuale_article communs pharmaceutiques

 

 

Les laboratoires SERVIER condamnés

La Cour d’Appel a condamné le 20 décembre 2023 le groupe Servier à verser plus de 9 millions d’euros. Les six sociétés composant le groupe Servier ont été condamnées à  rembourser 415 Millions d’euros aux organismes de la Sécurité sociale et aux Mutuelles, 1M€ pour préjudice subi au titre de la désorganisation ainsi que 5 Ms€ pour frais de procédure.

Jean Philippe SETA ex-bras droit du fondateur s’est vu infliger une peine de 4 ans de prison dont 1 an ferme, sous bracelet électronique et à près de 90.000 euros d’amende.

C’est la conclusion d’un procès en appel qui a duré six mois. 7650 personnes s’étaient constituées parties civiles pour ce procès historique.  La cour d’appel a confirmé la culpabilité du groupe Servier pour les délits de tromperie aggravée, d’homicides et blessures involontaires, escroquerie, dans la commercialisation du MEDIATOR (Benfluorex).

ET C’EST JUSTICE !

« C’est une immense victoire pour les victimes que je représente et que je défends depuis la première plainte, de novembre 2010 », a commenté Charles-Joseph Oudin, un des avocats des parties civiles.

Lors de la présentation en détail du jugement, le président de la cour, Olivier Géron, a relevé que le laboratoire avait « privilégié son intérêt financier sur l’intérêt des patients ».

Le Mediator, commercialisé en 1976 pour le traitement du diabète, mais largement détourné comme coupe-faim, a été prescrit à quelque cinq millions de personnes. Il a été retiré du marché en 2009, après qu’un lien avec des lésions cardiaques et de l’hypertension artérielle pulmonaire a été établi par la pneumologue Irène Frachon. Il est tenu pour responsable de centaines de morts.

Les parties civiles au procès se sont constituées la plupart dans le volet tromperie. Quelque 5 000 autres dossiers pour homicides ou blessures involontaires sont toujours à l’instruction au parquet de Paris, ouvrant la voie à un probable second procès Mediator dans les prochaines années.

Écouter

[Vidéo] Mediator : le sourire et les mots d’Irène Frachon à l’annonce du verdict

L’Humanité · Alexandre Fache

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiLvoSM1-aDAxWwfKQEHZiYCB0QwqsBegQIDhAB&url=https://www.humanite.fr/societe/justice/video-mediator-le-sourire-et-les-mots-direne-frachon-a-lannonce-du-verdict&usg=AOvVaw3DkDzGqwq4Z7K05m8EX-NV&opi=89978449

Sanofi spécule sur la santé

Pas étonnant que l’on se perde dans l’image et la stratégie du groupe Sanofi tant les messages proclamés sont contredits par les faits.

Tantôt il se décrit comme « l’alliance de l’innovation et de la force industrielle, le groupe qui partage avec les français la volonté d’avancer, d’apprendre et de repousser les limites pour les patients /la médecine de demain, l’amélioration de la vie des gens » et tantôt il multiplie les ruptures, se désengage de nombreux médicaments utiles, ferme ou vend la moitié de ses sites, réduit les effectifs de recherche, de production et de distribution, continue à intoxiquer salariés et riverains à Mourenx et passe à côté du vaccin Covid. Recherche et activité, sacrifiées sur l’autel de la finance.

Certains sont sensibles au storytelling patronal et croient sur parole la communication du groupe, tels nos ministres qui allègent les « charges *» et les impôts du fleuron national (plus de 100 millions par an de crédit d’impôt perçus par Sanofi). Tout cela pour aboutir à l’explosion des dividendes et à celle de la rémunération des dirigeants

Enterré, le rapport sur les ruptures de médicaments du Sénat et ses causes ; mises au placard, les alertes multiples des organisations syndicales, dont tout particulièrement celle de la CGT. Ce n’est plus de la naïveté mais de la complicité. Ainsi, Sanofi et le gouvernement utilisent l’externalisation de l’activité production de principes actifs du groupe, renommée Euroapi, en la commuant en un exemple de relocalisation. Quand la communication étendue au marché sert d’élément de langage politique !

Feront-ils de même pour l’externalisation de son secteur santé grand public et pour la vente de la distribution à DHL annoncé cette année ? C’est toute la chaîne de la découverte à l’élaboration du médicament et sa distribution au plus près des patients qui est cassée. C’est un véritable démantèlement scientifique et industriel du principal groupe pharmaceutique français qui est en cours et le gouvernement applaudit.

Sanofi, « Janus aux deux visages », au service de la spéculation boursière mais certainement pas au service de la santé des patients en France et dans le monde.

Les pratiques des grands groupes pharmaceutiques, leurs restructurations permanentes déstabilisent les équipes de recherche quand elles ne sont pas démantelées, dégradent et cassent les savoir-faire industriels et de distribution en cédant et fermant les sites. Résultats les flux financiers sont en effervescences et les médicaments se délitent sur les présentoirs des officines. C’est l’angoisse pour les soignants et les patients, en perte et profits les pertes de chances.

Pour 2024/2025 Sanofi lance son cinquième plan d’économie (depuis 2008) de 2 milliards sur deux ans.

Quelles coupes sombres allons-nous découvrir au détriment de la santé ? Le citoyen doit-il attendre comme un rat de laboratoire dans son bain d’eau à température croissante ?

Le savoir-faire scientifique et industriel doit être mis au service de la santé des populations. Il est urgent que les forces syndicales, politiques, associatives et simples citoyens travaillent ensemble et fassent du médicament un bien commun, sous la responsabilité des citoyens via la sécurité sociale. Le collectif Médicament Bien Commun, qui milite pour l’accès aux soins pour toutes et tous, entend pleinement y contribuer.

*les cotisations sociales

Faire du médicament un bien commun : Une alternative aux Big Pharma ?

Restitution de la Rencontre-débat

Organisée par Médicament Bien Commun

Paris, 21 octobre 2023

Introduction de la journée

Éliane Mandine, membre du collectif Médicament Bien Commun (MBC)

Le collectif Médicament Bien Commun est né à la suite du manifeste « pour une appropriation sociale du médicament »écrit en 2018. Le manifeste est consultable en ligne sur le site www.medicament-bien-commun.org, où il est encore possible de le signer.

Dans ce collectif, nous sommes un groupe de militants.es en lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle (PI), propriété exclusive, à la connaissance et au vivant, et contre l’extension du marché au domaine de la santé (droit à la santé – soins de santé – médicaments).

PI, propriété privée et marchandisation sont liées. Les produits et soins de santé sont devenus des marchandises relevant du commerce international à la suite des accords de Marrakech, en 1994, légitimant les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) et leur application aux médicaments. Nous contestons ces accords pour leurs effets négatifs sur l’accès aux médicaments et le droit à la santé.

Ce que nous voulons, c’est que le médicament puisse bénéficier d’un statut juridique particulier, reconnu dans le droit international, qui le rende non appropriable, de sorte qu’il puisse échapper aux échanges marchands, être hors des lois du marché, du profit et de la concurrence. Ce statut pourrait être celui de bien commun. Les soins de santé, les médicaments et les vaccins, parce qu’ils contribuent à garantir l’effectivité du droit à la santé, peuvent prétendre au statut de bien commun. Ce qui permettrait d’aller vers une plus grande égalité d’accès aux soins de santé, dans le cadre d’une solidarité internationale.

Nous mesurons le chemin à parcourir entre ce que nous voulons et ce que nous subissons dans le quotidien : le droit à la santé, l’accès aux soins de santé, ont été confiés aux entreprises privées, lesquelles sont devenues des monstres financiers, en grande partie grâce aux ADPIC, qui, en donnant une exclusivité commerciale aux industries pharmaceutiques (IP), leur ont permis de se positionner en situation de monopole, les brevets s’étant avérés de véritables outils d’accumulation du capital. En témoigne le chiffre d’affaires global de l’industrie pharmaceutique qui pesait 63 milliards d’euros en 2022. Avec une telle puissance financière, les IP peuvent imposer leurs stratégies industrielles et commerciales aux États. Ce ne sont plus les États qui mettent les entreprises en concurrence, mais les entreprises qui mettent les États en concurrence, usant au besoin de chantage, notamment du maintien de l’emploi sur le territoire, pour exiger de meilleurs prix, et plus d’avantages fiscaux. Ainsi les IP bénéficient du Crédit impôt recherche (CIR) à hauteur de 710 millions d’euros.

Par ailleurs, les médicaments sont solvabilisés par la Sécurité sociale : 8 à 9 milliards d’euros par an venant de la Sécurité sociale, sont perçus par le top 5 des IP (Novartis, BMS, MSD, Pfizer, Sanofi). Le modèle d’affaire de la pharmacie actuel est très performant pour dégager de la valeur pour les actionnaires : par exemple, 4 à 5 Mds d’euros par an, pour les actionnaires de Sanofi. Il est beaucoup moins performant pour satisfaire les besoins de santé de la population. Un tiers de la population française est confrontée aux pénuries de médicaments. Les ruptures de stocks ont été multipliées par 300 en dix ans, pour atteindre 3700 en 2023 (selon l’ANSM). Les IP ont annoncé vouloir renoncer à produire 700 autres médicaments.

La production de vieux produits, même lorsqu’ils sont utiles et d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), est abandonnée par les IP, qui les considèrent insuffisamment rentables. Les entreprises préfèrent se tourner vers les innovations thérapeutiques (très soutenues par les finances publiques) pour lesquelles elles exigent des prix exorbitants qui les rendent inaccessibles aux plus démunis, et, de plus,grèvent le budget de la Sécurité sociale.Les professionnels de la santé sont obligés de sélectionner les patients pouvant bénéficier du traitement. Exemple du Sovaldi-Sofobuvir, traitement de l’hépatite C : seuls les patients au stade le plus avancé de la maladie ont droit au médicament, afin d’éviter de faire exploser l’enveloppe budgétaire de la Sécurité sociale. Nous avons, d’une part, des pertes de chance lorsque le patient ne peut se procurer le traitement qui lui a été prescrit, et d’autre part, des inégalités de traitement. Ce qui nous amène à considérer le système comme défaillant.

Face à cette défaillance, quelles solutions avons-nous ? Pour « déboulonner » les Big pharma, il faut opposer une certaine force, une puissance, qui nécessite la mise en mouvement de l’ensemble des parties prenantes, depuis les salariés de l’IP jusqu’aux citoyens bénéficiaires des traitements thérapeutiques, en passant par les professionnels de la santé, les syndicats, les politiques. Pour tenter de transformer le mode actuel de production et de distribution des médicaments, il nous faut gagner l’opinion publique et pouvoir compter sur une volonté politique forte.

L’objet de notre rencontre aujourd’hui est de mettre en débat les possibles alternatives au système actuellement en place : comment imposer les changements, quelles actions entreprendre, quelles démarches, quels leviers mobiliser ? Notre souhait est qu’en fin de journée, nous ayons quelques pistes de travail, quelques perspectives pouvant donner naissance à une dynamique collective de travail à un projet alternatif commun.

Nous avons prévu deux tables rondes :

  • Une première, consacrée à comprendre et analyser les enjeux du modèle économique actuel, avec quatre intervenants. Thierry Bodin en est l’animateur. Il présentera chacun des intervenants.
  • La deuxième table ronde porte sur des propositions alternatives de production de médicaments, avec également quatre intervenants. L’animatrice est Danielle Sanchez. Elle présentera les intervenants.

Entre les 2 tables rondes, en fin de matinée, nous avons réservé un temps pour aborder une alternative particulière, qui est l’approche par les communs. Nous avons demandé à un pionnier des communs, Frédéric Sultan, de venir nous en parler. Je le remercie beaucoup d’avoir accepté notre invitation.

Les communs, les biens communs sont de plus en plus souvent évoqués, parfois à tort et à travers. Il existe un risque de récupération de l’idée des communs, de commonwashing, au même titre que le greenwashing.

Faire un point sur ces notions nous semble important. Elles ne sont pas toujours bien comprises, notamment dans leur dimension politique de transformation. Dire que la santé est un bien commun, ou que le médicament est un bien commun, ou encore que la Sécurité sociale est un bien commun, qu’est ce que cela signifie? En provocation, je dirai qu’il s’agit de passer d’une société marchande régulée par le consommateur via le mécanisme des prix, à une société plus inclusive associant les citoyens. C’est à débattre.

***

1re table ronde
La caractérisation du modèle économique du médicament
dans ses dimensions économique, sanitaire et sociale.
Le rôle de la propriété intellectuelle et l’application des brevets
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Animée par Thierry Bodin, membre du collectif MBC, ancien syndicaliste Sanofi.

Thierry Bodin

Pour comprendre les enjeux du modèle économique actuel et ses conséquences pour les populations, nous avons sollicité 4 invités :

  • Fabien Mallet, coordinateur CGT du groupe Sanofi, nous fera part des choix stratégiques du groupe Sanofi et ses conséquences pour les salariés et les patients ;
  • Laurence Cohen, sénatrice communiste groupe CRC ; durant 12 années, a assuré la vice-présidence de la commission des affaires sociales. Son dernier rapport sur les pénuries de médicaments et les responsabilités des Big pharma, a fait grand bruit. Elle nous fera part de son analyse et de la conception de son engagement sur cette question ;
  • Michael Sankara, avocat, auteur d’une thèse sur l’accessibilité des médicaments dans le contexte du commerce international, nous parlera des moyens délétères utilisés par les laboratoires pharmaceutiques, concernant les brevets et les droits de propriété intellectuelle, pour empêcher la concurrence et maximiser les profits ;
  • Christophe Prudhomme, médecin urgentiste et syndicaliste, nous exposera la réalité du vécu à l’hôpital par les personnels de santé et les patients, les difficultés d’accès aux soins, les prix élevés des médicaments et plus généralement notre système de santé mal en point, de par les choix des gouvernements successifs.

A l’issue de ces 4 interventions, vous pourrez poser vos questions à nos intervenants.

Je vais donc passer la parole à Fabien Mallet.

Ces dernières années, Sanofi a été sous les feux des médias, plus particulièrement à propos des vaccins anti-Covid mais aussi des restructurations incessantes. En tant que syndicaliste, comment analyses-tu cette stratégie des dirigeants et ses conséquences pour les patients et les salariés ?

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Fabien Mallet, coordinateur CGT du groupe Sanofi

Pourquoi les pénuries de médicaments, vu de l’intérieur d’une Big pharma

Même si Sanofi a son siège social en France, c’est une multinationale. Qu’on arrête de dire que Sanofi est français : avoir le siège social en France ne suffit pas pour dire que l’entreprise est française. Le CA de Sanofi est de 41 milliards d’euros, son bénéfice net de 9 milliards d’euros. Historiquement son cœur de métier est la pharmacie d’usage, dont le produit le plus connu est le Doliprane, les vaccins et l’oncologie, qui disparaît petit à petit.

C’est une société dirigée par des actionnaires : ce n’est pas Paul Hudson le patron, c’est le « pack » d’actionnaires Sanofi qui a recruté un mercenaire appelé Paul Hudson pour venir diriger la société.

A sa création, ex-Roussel-Uclaf-Aventis-Sanofi-Synthélabo, fleuron de la recherche et de l’industrie pharmaceutiques, le groupe avait pour objectif d’assurer l’indépendance de la France dans le domaine. C’est l’époque d’Elf et compagnie. Depuis on est passé du fleuron à un système bancaire, c’est-à-dire que c’est une entreprise qui est gérée comme une banque, pour rapporter le plus d’argent possible, avec, pour conséquences des abandons successifs de différentes parts de marché (selon les patrons), plus précisément de soins pour les patients (selon les syndicats).

Les conséquences de cette stratégie sont visibles : vous avez pu le constater avec la pandémie ! Sanofi, historiquement, est un leader des vaccins. On s’attendait à ce que Sanofi soit à l’appel face à cette nouvelle pandémie, eh bien non ! Ceci s’explique par une réduction de la puissance de recherche, divisée par 7 entre 2012 et aujourd’hui. L’entreprise est passée de 22 sites à 8, le nombre de chercheurs a été divisé par 7. Donc s’il n’y a plus de chercheurs, c’est difficile de trouver. Depuis 2012, la stratégie est celle des actionnaires. Le pack d’actionnaires a décrété que Sanofi devait être rentable à hauteur de 2 chiffres pour le bénéfice net par action ; chaque année vos actions vous rapportent un peu plus que l’année précédente, le montant fixé devant être de 10% au moins chaque année.

Deux façons pour arriver à cela : soit être de petits génies de l’innovation, capables de sortir un nouveau médicament tous les 6 mois ; soit vous décidez que la recherche coûte trop cher (payer les chercheurs, leur fournir les locaux…), donc vous élaguez un peu tout, pour ne garder que ce qui rapporte. C’est l‘option deux qui a été choisie. De ce choix, Sanofi est devenue une entreprise qui n’a plus de pieds pour marcher. Ils ont d’abord détruit la recherche ; ils sont en train de détruire les outils industriels. C’est une volonté actionnariale, pour que les actions rapportent plus chaque année, qui conduit à détruire un outil de santé. Pour nous syndicalistes, Sanofi est un outil de santé car le cœur de Sanofi est de faire des médicaments pour soigner.

Si on revient à la pandémie, les dirigeants de Sanofi expliquent que c’est une « grippette », cela va passer, pas utile de mettre des moyens pour cela. Neuf mois ont ainsi été perdus. Quand les dirigeants réalisent que c’est une épidémie mondiale qui tue, Sanofi essaie alors de sortir un vaccin. Mais quand il n’y a plus de chercheurs, vous ne pouvez rien sortir. C’est là qu’on s’aperçoit que le roi est nu. Bricoler un vaccin, comme on savait le faire il y a 25 ans, ne suffit pas face aux technologies modernes utilisées par d’autres labos. Ce qui n’a pas empêché Sanofi de recevoir des millions de la part de l’UE et des États-Unis, pour finalement sortir un vaccin sous une forme pas efficiente, ce qu’on savait dès le départ.

Autre exemple, parlant et plus cynique, c’est l’arrêt de l’Immucyst, un vaccin (BCG) surdosé utilisé pour soigner le cancer de la vessie. Ce vaccin était fabriqué par une petite usine au Canada, que le pack d’actionnaires a considérée comme trop coûteuse. Elle a été fermée, sans que la production du vaccin ne soit rapatriée ailleurs. Aujourd’hui, il est démontré que le fait qu’Immucyst n’existe plus a un impact non négligeable sur le nombre de décès par cancers de la vessie – fortement quantifiable. Et cela, à la suite d’une décision des actionnaires qui ne veulent pas faire ce qui ne rapporte pas assez. Le vaccin n’étant plus breveté, tout le monde peut le produire (production peu chère) ; le nombre de cancers de la vessie n’étant pas suffisamment élevé, etc.

Pour conclure, je voudrais rappeler notre positionnement syndical, celui de la CGT. La bataille, que nous menons en interne, est de dire que ce qui nous intéresse chez Sanofi, c’est que l’entreprise ait des usines qui produisent des médicaments pour les patients, et réponde aux besoins des patients. C’est cette orientation syndicale qui s’oppose aux décisions d’abandon des médicaments, même quand ils sont jugés trop vieux, inutiles, plus rentables. Le but n’est pas d’être rentable, mais de soigner. La CGT est le premier syndicat au sein de l’IP à porter l’idée du pôle public du médicament, ce qui nous est reproché par la direction (créer un concurrent à Sanofi !). Sanofi est aujourd’hui une entreprise sans chercheurs, ou quasiment, qui est en train de se déshabiller complètement. Quand on nous explique que c’est par Sanofi, un fleuron de l’IP, que la souveraineté européenne du médicament va être réalisée, j’ai envie de dire : ” Bon courage ! “

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Thierry Bodin

Laurence [Cohen], au travers de ton mandat, tu as pu interroger des dirigeants de l’industrie pharmaceutique, mais aussi, heureusement, des syndicalistes et professionnels de santé. Au cours de diverses commissions d’enquêtes, tu as pu recueillir un grand nombre d’informations sur les choix délétères conduisant à l’explosion des pénuries de médicaments, mais aussi des prix des médicaments nouveaux. Peux-tu en quelques minutes nous livrer ton analyse de la situation ? 

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Laurence Cohen, sénatrice

Modèle économique du médicament dans toutes ses dimensions

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Thierry Bodin

Michael Sankara, vous avez, au cours de votre travail de thèse, mis en évidence les techniques utilisées par l’industrie pharmaceutique pour contourner la faible réglementation existante, en vue d’empêcher la concurrence et pour maximiser les profits, et qui a eu pour conséquence de priver des milliards d’individus des traitements adaptés. Vous rappelez que l’accès aux médicaments est un droit et une obligation. Je vous cède la parole.

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Michael Sankara, avocat

Focus sur la propriété intellectuelle et son rôle pivot du modèle économique de l’industrie pharmaceutique.

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Thierry Bodin

Je vais maintenant laisser la parole à Christophe Prudhomme pour exposer son analyse de la situation concernant la pénurie de médicaments et, plus généralement, sur l’état de notre système de santé.

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Christophe Prudhomme, médecin urgentiste au SAMU 93 de Bobigny 

Entre les prix élevés et les pénuries, les difficultés d’accès aux soins

Avec les médicaments, on est au cœur du réacteur. La question est : est-ce que la santé relève du service public et est-ce que l’on respecte le droit constitutionnel du droit à la santé pour tous ? La santé est un droit constitutionnel ; c’est inscrit dans le préambule de la constitution de 1946 et repris dans la constitution de 1958. C’est donc à l’État d’assurer ce droit à la santé pour tous. Or l’État est défaillant pour assurer ce droit effectif. Ce n’est pas si vieux que cela, que les choses ont changé : la brevetabilité date de 1967. L’Insuline (1922 –  ndlr) a été mise par leurs découvreurs à disposition mondiale. Si elle avait été brevetée, quelle catastrophe sanitaire !

Aujourd’hui, il y a une stratégie très bien organisée, avec une duplicité totale du gouvernement vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Cette duplicité ne date pas d’hier mais elle s’accentue avec le gouvernement Macron, qui est un ultralibéral, là pour faciliter le monde des actionnaires, qui sont ses amis et ont financé sa carrière politique.

Sous la pression du rapport de la commission sénatoriale sur les pénuries de médicaments, le gouvernement, dans le débat sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale déclare qu’il va prendre des mesures, notamment pour la production de médicaments par les pharmacies hospitalières (il est prévu une augmentation des effectifs pour répondre à cette production) ; ou l’exemple de la production d’Amoxicilline par une pharmacie parisienne qui sait faire des préparations magistrales.

Pourquoi ? Parce que produire les médicaments essentiels n’intéresse pas l’industrie pharmaceutique. Laisser au privé ce qui est rentable, donner au public ce qui ne l’est pas.

Il y a conjonction entre les gouvernements libéraux et les médias, qui utilisent la population pour aller dans le sens de l’industrie pharmaceutique. L’appel à se faire vacciner contre le Covid est une publicité Pfizer et non plus une annonce du Ministère de la santé ! Au journal télévisé est annoncée l’arrivée d’un nouveau médicament, alors que nous, médecins, n’avons pas l’information. Et sur cette avancée thérapeutique annoncée, nous ne pouvons pas avoir d’éléments car les différentes lois françaises et européennes du droit des affaires permettent de ne plus fournir aux médecins l’intégralité des études.

Lorsqu’on se réfère aux experts indépendants, qui sont très peu nombreux, comme la revue Prescrire, par exemple, on se rend compte que les innovations thérapeutiques sont très peu nombreuses. Alors que les médicaments essentiels, tels le Paracétamol (ex Doliprane), sont vendus à 1,16 € la boite de 8 comprimés de 1g, un anticancéreux, c’est 4 500€ l’ampoule. Le cancer est la première cause de mortalité. L’administration de nouveaux traitements pour prolonger la vie des patients de quelques mois, avec de nombreux effets secondaires, pouvant nuire à la qualité de vie du patient, peut poser des problèmes éthiques. Mais les associations de patients font pression pour prescrire. Il y a un problème avec les associations de patients. Alors que le paritarisme a été cassé à la Sécurité sociale, les associations de patients y sont entrées. Et dans le budget de la Sécu il y a une ligne “financement associations de patients” ! Ils sont donc peu revendicatifs, pour un certain nombre, s’ils veulent conserver leur subvention. Sans compter que, bien souvent, leur subvention est complétée par l’industrie pharmaceutique, de manière détournée, par le biais d’ associations, qu’elle a créées et qu’elle finance. Il y a donc des dérives problématiques.

Je reviens sur mon métier d’urgentiste : dans les véhicules du SAMU, nous avons besoin de 30 médicaments, la plupart ne sont plus brevetés. Ces sont des médicaments très efficaces, et nous rencontrons des difficultés à maintenir notre pharmacie parce que, régulièrement,  l’industrie pharmaceutique nous informe de difficultés de fabrication : la Digitaline, par exemple (molécule de traitement cardiaque très efficace), parce que la digitale importée d’Inde n’est pas de bonne qualité. On est donc obligé de bricoler. En Seine-Saint-Denis on vaccine les enfants contre la tuberculose : Sanofi n’a plus la capacité de fournir ces vaccins, on doit donc importer de Pologne des flacons multidoses, au lieu des seringues unidoses, ce qui complique le travail. Aujourd’hui, il faut être clair : Il y a quelques années, avec une collègue pharmacienne, nous avons écrit un article sur « 100 médicaments pour tout soigner en médecine de ville ». On n’a pas trouvé les 100 médicaments…

L’éducation populaire est importante car il y a des bons et des mauvais médicaments. Quels sont les médicaments utiles, pour lesquels il faut se battre ? Quels sont ceux dont on doit   éliminer l’autorisation de mise sur le marché ? On a des ordonnances longues comme le bras qui posent problème : 10% des urgences sont dues aux effets secondaires et interactions entre traitements médicaux. On prescrit trop. Le problème n’est pas de produire toujours plus mais de produire mieux et justement rémunéré.

A Romainville, il existait une entreprise pharmaceutique, Roussel-UCLAF (1920 – 2004 ndlr). Elle a mis au point le Claforan, un antibiotique très actif. Aujourd’hui, il y a de nombreuses multirésistances aux antibiotiques existants et Sanofi a abandonné les recherches en antibiothérapie. Or les maladies qui tuent le plus au niveau mondial, ce sont les maladies infectieuses. Les recherches sont orientées vers des médicaments qui peuvent être vendus très chers (régénération des cartilages par exemple).

Le problème est plus global : oui au pôle public du médicament, mais il faut y inclure la recherche. Car les ultralibéraux sont très organisés. La loi Sarkozy sur la réforme des universités a créé les instituts hospitalo-universitaires, qui sont des structures de droit privé, dont le personnel est en partie sous statut public. Mais ces instituts sont adossés à des fondations créées par les universités, qui récoltent des fonds et des dons auprès des industriels. L’industrie pharmaceutique est très intéressée car cela lui permet d’avoir un outil de recherche pour pas cher. De plus, l’industrie influence les orientations des sujets de recherche car “qui paie décide” ! Ils ont donc mis en place un système permettant à l’industrie d’utiliser la recherche universitaire et de fermer ses propres structures. Par exemple, le Zolgensma, molécule mise au point par les équipes du Généthon sur fonds publics et dons du Téléthon, est récupéré par Novartis.

Donc, aujourd’hui, nous avons besoin d’un pôle public de recherche et de production de médicaments, identique pour les essais cliniques, qui sont aussi orientées au plus rentable.

On doit mener un débat avec les médecins, pour qu’ils travaillent différemment, avec la population, pour qu’elle soit consciente de ce que sont les médicaments, à quoi ils servent, que l’on a besoin de médicaments de qualité mais que les axes privilégiés par l’industrie sont sur les médicaments rentables, vendus en grande quantité, dans les pays riches et développés, et surtout lorsqu’il y a une solvabilisation comme la Sécurité sociale. Là, c’est bingo !

Aujourd’hui, un médecin généraliste “coûte” à la Sécurité sociale un peu moins d’un million d’euros (150 000 pour sa rémunération, 750 000 pour les examens et les médicaments qu’il prescrit). Trop de prescriptions, trop d’examens, alors qu’il faut rendre du temps aux médecins pour qu’ils puissent travailler sur la prise en charge globale du patient. “La santé est un état de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité” (extrait de la constitution de l’Organisation mondiale de la santé – ndlr). Pour redonner du temps au personnel soignant, il faut sortir de la rémunération à l’acte, qui est un échec constaté dans le cadre des négociations conventionnelles – c’est une revendication de la CGT.

On a changé de système de santé entre le 20ème et le 21ème siècle. Deux tiers des dépenses de la Sécurité sociale, aujourd’hui, ce sont pour des patients de plus de 50 ans atteints de maladies chroniques. La prise en charge globale ne peut pas être assumée par le médecin seul, c’est un travail pluriprofessionnel, il faut une équipe (infirmière, kiné, orthophoniste, etc.). Et ces structures multi-professionnelles s’appellent centres de santé, même s’ils sont dévoyés par le privé, qui a bien compris les profits qu’il peut en tirer via la Sécurité sociale (voir les scandales).

Il faut un meilleur contrôle sur ce que l’on prescrit et, en particulier sur les médicaments, c’est lié à la manière dont l’information est donnée par l’industrie, dont les médecins sont tributaires. Les agences mises en place : ANSM, HAS, ne sont pas efficaces. Il doit y avoir un organisme indépendant qui donne l’information aux professionnels de santé sur la qualité des médicaments. La Sécurité sociale devrait mettre en place une structure paritaire d’information sur les médicaments, pour avoir une information fiabilisée, indépendante des laboratoires privés. Le chemin à parcourir est long, mais aujourd’hui au regard des scandales qui se succèdent…

Ma conclusion : monsieur Macron nous propose des référendums. Eh bien : « Banco ! ». On propose un référendum simple, avec une question : est-ce que le domaine de la santé doit relever exclusivement du service public et d’un financement public et en exclure toutes les activités marchandes ?

Si on pose cette question, avec tous les scandales, les dérives de l’industrie pharmaceutique etc., ce referendum, on le gagnerait, largement, et le Conseil constitutionnel, la législation européenne, on leur coupe l’herbe sous le pied. Partons de la réalité concrète auprès des populations et des professionnels, posons les questions d’une manière claire, pour une politique de rupture réelle vis-à-vis du capitalisme. Parce que capitalisme et droit à la santé, aujourd’hui, c’est antinomique.

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La discussion

D’emblée, une participante précise que le lobby de l’industrie pharmaceutique atteint jusqu’au Président de la République, puisqu’Emmanuel Macron est lié aux actionnaires de Sanofi. On parle d’une nécessaire éducation populaire, car beaucoup de gens ne comprennent pas comment fonctionne notre système de santé. Des confusions se sont installées jusque dans la considération de la carte vitale (prise pour une carte de paiement).

Elle souligne que l’on n’arrivera pas collectivement à arrêter les multinationales, si l’on n’a pas une masse de citoyens suffisante pour changer le système. C’est pour cela que ce genre d’initiatives est important et qu’il faut les multiplier. Pour comprendre comment fonctionne l’industrie pharmaceutique, il faut revenir à la base du capitalisme. Il y a une spoliation du droit à la santé à des fins de profits. Il est nécessaire de différentier innovation et marketing. Des recherches sont également méconnues, comme celle, aujourd’hui non exploitée, de la fabrication et de la conservation de l’insuline par un procédé qui n’utilise pas de gros moyens de maintien au froid. Cela fait 50 ans que l’on sait faire une insuline qui se conserve sans froid et aucune IP ne le fait. Les salariés de Sanofi savent faire mais le groupe ne veut pas faire. En revanche, l’utilisation du curcuma pour la protection des cartilages est devenue un nouveau filon de ressources financières.

Il est aussi question de revoir les financements, ainsi que les rôles respectifs de l’OMS et de l’ONU. Le bilan de l’OMS n’est pas brillant, est-il réformable ? L’OMS et l’OMC sont au service des multinationales, puisqu’elles les financent. C’est aussi le cas de nombre de fondations, qui vivent par le financement de dons des États et de sociétés pharmaceutiques. Le problème de l’OMS, c’est le problème de l’ONU, puisque ce sont les États qui financent donc qui font pression. Pendant le 20e siècle, l’OMS a travaillé à des perspectives mondiales progressistes. Aujourd’hui, cela ne fonctionne plus car les nominations par les États ne permettent pas à l’OMS d’être dans une dynamique progressiste pour le système de santé mondial. Il va falloir trouver autre chose.

Laurence Cohen précise que la commission du Sénat a fait l’objet d’un bras de fer avec Bercy, car les personnes n’ont pas la capacité de communiquer des informations rapidement et facilement exploitables. Ce sont des organismes qui travaillent en silos, sans liens transversaux. Un certain nombre de grands groupes font de l’optimisation fiscale. Il faut être clair : il y a une différence entre les Big pharma et les petits labos qui cherchent à faire autrement mais auxquels on met des bâtons dans les roues. Il faut un pilotage politique clair, un secrétariat en lien direct avec le premier ministre par exemple. La Sécurité sociale a été dans l’incapacité de nous fournir le coût de la pénurie de médicaments, ni en termes de santé publique ni en termes de coût financier pour la Sécu.

Les grands labos dépensent des milliards dans le marketing et la publicité (20 à 25% du CA), avec un manque de transparence sur le prix des médicaments. Les négociations avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) s’annoncent « transparentes » mais les coûts de R&D et de fabrication sont masqués.

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Danielle Sanchez, membre du collectif MBC

Après avoir caractérisé le modèle économique du médicament dans ses dimensions économique, sanitaire et sociale, le rôle de la propriété intellectuelle ou l’application des brevets, avec l’aide de nos 4 intervenants de la matinée, nous allons aborder le thème de la seconde table ronde de cet après-midi : « Quelles approches possibles pour rendre le médicament non-appropriable ».

Nous avons demandé à Frédéric Sultan, animateur du réseau Remix The Commons, d’introduire en fin de matinée ces alternatives possibles, par l’approche des communs – ou : comment et selon quelles conditions sortir du paradigme capitaliste, dans le domaine de la santé et du médicament. En réaffirmant quelques principes mais aussi en détaillant plus concrètement d’autres modes d’organisation et de partenariats pour construire cette démarche par les communs.

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Frédéric Sultan, animateur du réseau Remix The Commons

Introduction à l’approche par les communs comme modèle alternatif au modèle économique capitaliste sur cette question de la santé et du médicament

Effectivement, on y est. On travaille ensemble depuis maintenant presque 2 ans ou quasiment 2 ans sur l’idée de produire des médicaments comme des communs.

Je ne suis pas, malgré ce que tu disais tout à l’heure, Eliane, le pape des communs, bien sûr. Je ne vais pas vous faire une présentation théorique ou un grand discours sur les communs.

Remix ( https://www.remixthecommons.org ) est une organisation qui a une quinzaine d’années, qui vient des mouvements sociaux et qui est fortement ancrée dans des enjeux et des pratiques démocratiques de l’éducation populaire. Elle travaille sur l’acculturation et la politisation des communs d’une manière générale mais pas particulièrement sur les problèmes de santé et des médicaments, même si, au sein de l’organisation, Gaëlle, par exemple, a beaucoup travaillé là-dessus. Remix vient d’une organisation qui s’appelait VECAM, qui a beaucoup travaillé sur la propriété intellectuelle, les accords ADPIC, dans les années 90 – 2000.

Je ne vais pas répondre à la question : « Qu’est-ce que c’est qu’un médicament en commun ? » puisque, si on le savait, on ne serait pas là, on serait en train de mener des campagnes pour, justement, aller vers des référendums ou des choses comme ça. Pour l’instant, on est en train de rechercher, d’essayer d’expérimenter dans ce sens-là. Cependant, ce que je vais essayer de faire, c’est de vous montrer un peu l’état de notre réflexion et peut être d’apporter aussi des pistes, des questions qu’on pourrait discuter, chercher, expérimenter, essayer de travailler tous ensemble.

Pour moi, l’enjeu, quand on parle de médicaments comme bien commun, c’est effectivement de mettre à disposition de chacun et de chacune les produits de santé dont il ou elle a besoin, dans des conditions de production qui soient satisfaisantes du point de vue écologique, du point de vue social et du point de vue économique aussi, bien sûr, pour à la fois, protéger la société et en même temps la planète. C’est l’horizon qu’on se donne.

Aujourd’hui, je vais repartir de plus loin. Plonger sur le processus ou le cycle du médicament ? J’ai a essayé, avec des gens d’origines, de métiers, de pratiques différentes, de regarder, au fond, comment le médicament se fabrique, de quoi ça part et comment ça fonctionne ? J’ai regardé sur Internet pour voir si je trouvais des compléments à notre appréhension de ce cycle. Et puis en fait, tout ce qui était sur Internet, c’étaient des trucs produits par le LEEM. Ce n’était pas forcément la bonne solution. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en évidence finalement les 4 ou 5 grandes étapes qui sont importantes dans la production de médicaments. On l’a dit tout à l’heure, c’est la recherche, c’est le développement, la production, la commercialisation et la consommation. Volontairement, j’utilise le terme de commercialisation et de consommation, qui sont articulés autour ou qui sont gérés, d’une certaine manière, à partir d’un mécanisme de fixation de prix, et d’un mécanisme de socialisation des coûts, qui est, en France, le système de protection sociale qu’on connaît mais qui va être ailleurs différent.

En fait, si on veut en sortir et si on veut parler de médicament bien commun, ce qu’on veut, c’est d’abord sortir du marché, sortir les médicaments du marché financiarisé en tout cas. C’est peut-être un débat qu’on peut avoir. Entre marché et public, est-ce qu’il y a autre chose ? Est-ce qu’on veut ramener l’intégralité du médicament à du service public et sa production dans le service public ? C’est une question qu’il faut se poser. Mais, en tout cas, ce sur quoi on est certainement d’accord, c’est de sortir du marché financiarisé. Ce qui était dit tout-à-l‘heure sur la différence qu’il y a entre les grandes entreprises, les Big Pharma et les autres, on ne peut pas en faire fi. C’est pour ça que j’insisterai là-dessus.

La 2e chose, c’est que, bien entendu, on veut replacer au centre la question de la santé publique et non pas de la production du médicament comme un bien de consommation. Aujourd’hui, on est dans une situation où sont produits principalement des biens de consommation et les exemples qui ont été donnés tout à l’heure sur les innovations de Sanofi sur le curcuma sont, d’une certaine manière, une démonstration de ça.

Alors à partir de là, on a eu cette discussion-là ensemble, et on peut l’approfondir, clairement. La question de la gratuité du médicament, ça ne suffit pas. Il ne s’agit pas aujourd’hui simplement de dire que le médicament doit être gratuit pour résoudre ce problème. Tout-à-l’heure je ne sais plus qui disait « la carte vitale, c’est une espèce de carte bleue avec laquelle on a le médicament ». En tout cas, on a utilisé cette image-là. Je crois que la question n’est pas seulement de rendre le médicament gratuit. La question, c’est : comment peut-on produire un médicament dans un système différent, dans une économie différente, qui serait une économie fondée sur les communs. A quoi ça pourrait ressembler, si on bascule ?

Au début du cycle de production, on a toujours ce mécanisme de production financiarisée. Et à quoi ça ressemblerait ? Qu’est-ce qu’on veut produire ? Qu’est ce qui peut être en commun, en fait ? Au niveau de la recherche, on sait faire de la recherche ouverte, on sait faire de la recherche en commun, précisément, on sait publier, on sait rendre la recherche commune, si je peux m’exprimer comme ça. Au niveau du développement, on a tout un ensemble, toute une panoplie de choses qui peuvent être l’objet de communs. Ça va être les données, ça va être les recettes des médicaments, ça va être les protocoles, ça va être les souches, et j’en oublie. N’étant pas un spécialiste, je suis certain que si on se mettait autour d’une table et qu’on approfondissait ça, on allongerait cette liste des choses qui peuvent être mises en commun, qui peuvent faire l’objet de communs. Au niveau de la production, il y a bien sûr la technologie, mais il y a aussi toutes les compétences, tous les savoir-faire qui sont autour de cette technologie. On a beaucoup discuté entre nous de ce à quoi ressemble une usine, de quoi on a besoin pour fabriquer un médicament. Basculer ces machines dont on parle en communs, ça peut vouloir dire faire, comme aujourd’hui l’Atelier paysan, qui fabrique avec les paysans des machines qui permettent à chacun de transformer la production alimentaire.

Bien sûr, il y a des questions d’échelle et des questions de finesse et de dimensions technologiques. Mais pour autant, ce n’est pas certain. Enfin, ce sont des questions qu’il faut vraiment se poser. C’est à dire que, quand on parle de médicament bien commun, ce n’est pas seulement la molécule qui n’est plus placée sous un régime commercial, mais c’est en fait tout un ensemble de choses qu’il faut regarder. Quand on regarde du côté du rapport commercialisation/consommation, on cherche quelque chose d’autre qui soit basé sur l’usage, basé sur la satisfaction des besoins et sur des systèmes de protection sociale. Là, il y a vraiment quelque chose à creuser, parce qu’encore une fois, on ne peut pas séparer la dimension de la production industrielle du médicament de la manière dont il va être distribué et utilisé par les malades ou les travailleurs de santé. Ça veut dire qu’il y a un certain nombre d’infrastructures et, aujourd’hui, on en a nommé un certain nombre, qui sont les infrastructures du marché : le système boursier, mais aussi tout un tas de dispositifs et de systèmes qui lui sont importants et dont on peut se rendre compte. Et il faut que l’on remplace des infrastructures d’aujourd’hui du système de santé et du système de production du médicament par de nouvelles infrastructures qui répondent à la question des communs. J’y reviendrai un petit peu plus tard, mais il y a au moins toute la question autour des dispositifs d’approvisionnement, de distribution, et de retraitement du médicament lui-même mais dans les 2 sens, c’est à dire à la fois quand il est fabriqué mais aussi dans les filières. Je ne rentrerai pas dans les détails là-dessus, parce que ce n’est pas une chose que je maîtrise très bien, mais j’ai le sentiment qu’il y a vraiment un travail à faire – du coté aussi des moyens techniques ou des moyens pratiques, notamment via les technologies, les mécanismes de financement mais aussi des enjeux, par exemple, autour du foncier – voir Romainville : on a là un vrai sujet.

Alors une fois qu’on a nommé ce qui pourrait faire l’objet de communs, comment ça pourrait marcher ? Comment on pourrait imaginer que ça fonctionne ? En réalité, l’impression que j’ai, c’est qu’on a aujourd’hui tout un ensemble de dispositifs, d’initiatives qui peuvent contribuer à faire du médicament en commun. Ces initiatives, on en a nommé un certain nombre. On a parlé de l’hôpital, tout à l’heure, on a parlé des pharmacies d’hôpital, mais on peut, autour de ça, en agréger d’autres. Enfin on a un ensemble d’acteurs où chacun prend sa part : des labos, parce qu’effectivement il y a des labos qui ne veulent pas forcément rentrer dans le système financiarisé et qui luttent contre ça, on a des organisations soignantes, on a des organisations de patients, même si on peut discuter de la manière dont elles sont impliquées – et il y a probablement une diversité d’organisations de patients qui seront intéressantes à regarder ; il y a des entreprises, il y a des syndicats via les hôpitaux, il y a les labos de l’Open science, par exemple, Open insuline – on parlait de l’insuline tout à l’heure, c’est un exemple – , il y a InteropSanté – L’interopérabilité des systèmes d’information de santé – InteropSanté (interopsante.org) – , qui travaille sur une alternative au système, aux plateformes. Vous voyez, on a là, en fait, tout un ensemble d’acteurs qui, eux, peuvent prendre en charge la question du médicament bien commun. La question du médicament bien commun, elle ne se résout pas uniquement à l’intérieur de l’usine, elle se résout, en fait, dans cet ensemble-là. J’ai repris ici la citation de « il n’y a pas de commun sans communauté » ça veut dire il n’y a pas de commun sans engagement, sans faire communauté autour du sujet dont on est en train de parler, qui n’est pas seulement le médicament, mais qui est en fait la santé. Il y a, derrière chacun de ces opérateurs-là, un certain nombre d’enjeux. Chacun a sa singularité, son modèle qui peut être singulier, mais l’enjeu c’est de faire système ensemble et de faire réseau ou communauté. Je ne vais pas trop prendre de temps là-dessus mais, pour ça, il y a un certain nombre de choses qui se développent.

On a beaucoup travaillé sur la question du partenariat public-commun. Entendu : dès lors que l’on est sur une usine qui doit fabriquer des médicaments ou dès lors qu’on est sur la recherche, on a besoin de s’articuler ou d’articuler le public et le commun de telle manière que ça fonctionne. Non pas pour dégager simplement les bénéfices pour le privé et les coûts pour la communauté mais pour trouver des modalités d’articulation qui permettent de générer une économie qui va être orientée vers le commun. C’est une économie dont les surplus vont pouvoir être gérés par les communautés en question. Et puis je dirais, à l’autre bout du paysage, on a besoin que cet ensemble d’acteurs-là fassent réseau, fassent communauté. Et ça, on en parlera peut-être plus cet après-midi.

Le 2e point, qui est capital à mon avis, c’est que, pour rentrer dans une logique communaliste, on a à changer les infrastructures, on a à travailler, en fait, sur l’ensemble des infrastructures. Tout-à-l’heure, j’en nommais un certain nombre, mais je pense qu’on doit élargir cette question-là. Les infrastructures communes dont on a besoin vont toucher à la logistique sur les questions d’approvisionnement, distribution. Elles vont toucher à des enjeux techniques comme le foncier ou la technologie, le financement, la recherche. Mais elles vont aussi toucher à des infrastructures normatives, c’est-à-dire les réglementations sanitaires et les systèmes de protection sociale, ou à la manière dont on imagine le système de protection sociale. Vous avez tous, par exemple, beaucoup entendu parler de la sécurité sociale alimentaire. Aujourd’hui, ré-imaginer des systèmes qui inversent le rapport de forces autour de la question de la santé. Ça nécessite aussi d’imaginer un type de mécanisme dans lequel on n’est pas sur quelque chose qui va être simplement la recentralisation, la ré-étatisation à la manière de ce qu’on a fait à la sortie de la 2e guerre mondiale. Clairement, ce n’est pas ça qu’on est en train de chercher ensemble mais c’est quelque chose qui renouvelle, en fait, ce modèle-là, avec une participation et une réelle démocratie autour de la santé. Ca veut dire aussi qu’on doit penser ensemble ce que j’appellerais des infrastructures politiques, qui vont nous permettre de travailler à un récit commun qu’on veut partager autour de la santé.

Tout-à-l’heure, quelqu’un parlait d’éducation populaire. C’est exactement le problème que ça pose. Comment est-ce qu’on se donne et comment on donne à la société un récit de la santé et du médicament qui n’est pas celui qu’on a aujourd’hui, qui nous est transmis notamment par la publicité. Je trouve que c’est édifiant, les publicités qu’on entend aujourd’hui. On a aussi un tout un dispositif de plaidoyer à activer au niveau national, au niveau même local, parfois régional ; au niveau national et au niveau international, à différentes échelles au niveau international. Pour faire tout ça, et c’est là où je retrouve peut-être ma casquette de spécialiste des communs, on peut mobiliser toute une panoplie d’outils théoriques qui sont, je dirais, la « boîte à outils d’Elinor Ostrom » (Elinor Ostrom — Wikipédia (wikipedia.org),autour des principes de soutenabilité, autour du partage des droits et des responsabilités. Tout un travail s’est fait autour de la question des communautés, autour des distinctions entre communautés d’usage, communautés de préservation et communautés de contrôle, qui permettent de penser, en fait, des dispositifs de gouvernance en interne. Il s’agit donc de construire des cultures de la gouvernance en commun, qui soient ancrées ou qui permettent de constituer ces dispositifs. C’est presque l’esprit de ce qu’on veut dire par médicament en commun.

Et puis, bien sûr, il y a l’outillage qui se développe autour du partenariat public-commun, qui nous permet de regarder comment la valeur et les flux de valeurs peuvent être maîtrisés, utilisés, ou en tout cas maîtrisés par les communautés et pas seulement par les acteurs financiers, et ensuite redistribués et être générateurs d’une économie en commun. Ensuite, on a tout ce qui est de l’ordre des patterns ou des modèles qui ont été retravaillés.

Donc on est en train de penser aujourd’hui le médicament en commun. Bien sûr, on peut à partir de là plonger au cœur de l’usine, au cœur du réacteur, comme disait quelqu’un tout-à-l’heure. Pour regarder comment ça se fabrique et qu’est-ce qui doit être approprié pour que les médicaments soient fabriqués comme des communs. Mais ça ne se fera que si on est dans un périmètre ou dans un dans un paysage comme celui-là. Voilà, je vous remercie pour votre écoute.

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La discussion 

Marmar KabirRecherche clinique Sanofi – critique le schéma simplifié du processus de production de médicaments présenté. La vie du médicament ne s’arrête pas une fois mis sur le marché ; vient ensuite le suivi dans la vraie vie : quelle est son efficacité, sa tolérance, etc. L’IP fait un amalgame entre la commercialisation et la pharmacovigilance. Ce qui n’est pas exact.

Frédéric Sultan précise que le processus de production a été présenté de manière simplifiée pour définir de quoi on parle, quelles sont les choses qui font l’objet du commun. Le terme de communs appelle des sens très variés. Il est important de bien définir de quoi on parle pour construire une stratégie politique, avec des modalités d’organisation, des organisations sociales. Ce qu’on veut, c’est passer d’une économie à une autre.

Christophe Prudhomme rappelle que la particularité de la santé, c’est l’interdépendance. On ne peut pas être en bonne santé tout seul. Face au libéralisme, qui pousse à l’individualisme, il faut retrouver le commun, le sens du collectif. La santé, c’est beaucoup d’acteurs. Mais ceux qu’on doit mettre au centre pour définir les besoins, ce sont les patients. Les experts qui s’expriment à leur place ne sont pas tout-à-fait légitimes. Il faut s’interroger sur la liberté individuelle. Exemple : refuser de se vacciner peut nuire à la collectivité. C’est toute une politique à discuter.

Jean-Luc Maletras – consultant Thalès Geris – précise que, pour créer du commun, il faut arriver à converger. Sur le projet d’imagerie médicale (11 ans de travail), il a fallu convaincre les professionnels de la santé que les matériels qu’ils utilisaient n’étaient pas adaptés, qu’il fallait les penser en fonction de la pratique professionnelle. Tels quels, ils ne sont pas « démocratisables ». Tout ne peut pas être standardisé. Il a fallu parler avec tous les corps de métiers, et avec les patients, pour construire ce projet, en adaptant à chaque fois l’argumentation. Il faut construire un faisceau. Un outil très utile a été le site Web, un moyen de se faire connaître, d’être contacté, de faciliter les interactions.

Frédéric Sultan revient sur l’idée qu’on ne peut pas être en bonne santé tout seul.  Pareillement, on ne peut pas produire un médicament bien commun tout seul, au milieu des autres, qui seraient produits par le système tel qu’il est.  On a besoin de l’ensemble des interdépendances, ce qui rend la chose complexe. La difficulté est de savoir par quel bout commencer. Il faut commencer par tous les bouts et aussi constater qu’il y a déjà des bouts commencés. Ne pas chercher un modèle unique, qui serait celui d’une entreprise de production de médicaments en commun. Prendre en compte cette dimension, intégrer le déjà là, le prendre tel quel. L’ensemble des acteurs, à partir du moment où ils partagent les mêmes valeurs, ont un horizon politique commun, peuvent se mettre d’accord pour construire une communauté de santé en commun. On ne pourra pas faire un médicament bien commun tout seul.

Gaëlle Krikorian : C’est la logique de notre collectif « Produire des médicaments comme communs » ! On essaye d’agréger des compétences et des profils différents, et de s’acculturer les uns les autres, gens du médicament, gens du commun, pharmaciens, juristes, etc.

Il s’agit de réussir à penser quelque chose qui soit à la hauteur des enjeux (ce n’est pas si facile), qui puisse faire sens pour les différentes communautés d’acteurs.

Commentaire sur le suivi en vie réelle : dans notre travail, il y a l’échelle du site de production et celle du réseau du commun pharmaceutique (une communauté qui peut inclure du privé, à partir du moment où il accepte de se plier aux règles). Un des enjeux, au niveau du site, vrai aussi au niveau du réseau, est la restitution. On peut penser le réinvestissement d’une partie de ce qui a été généré dans un certain nombre d’actions et de services mutualisés entre les gens du réseau. Ce pourrait être de générer des infos sur les produits, qui soient neutres, permettre la collecte du retour sur l’utilisation de ces produits, pour informer sur ce que cela donne dans la vie réelle. Aspect sur lequel nous avons des problèmes, avec le contrôle par les multinationales de l’économie du médicament : soit on n’a pas accès aux infos (à cause du secret des affaires), soit on a affaire à des tas de pratiques de falsification, de dissimulation d’infos.

Ce sont des aspects qui n’intéressent pas directement la production, mais l’usage du médicament. Du coup, on discute sur : “C’est quoi un médicament, on veut faire quoi avec ?”. C’est une façon de le remettre à une certaine place au sein de la santé. Bien sûr que les médicaments peuvent être très utiles, mais beaucoup ne le sont pas, voire certains peuvent être dangereux. Le médicament est un élément de la santé, notre objectif c’est la santé, pas seulement avoir des produits et pouvoir les utiliser.

Cette démarche est longue et complexe mais on avance. Nous avons cette conversation entre les différentes catégories d’acteurs. Sur cette base, on peut construire quelque chose, ce qui veut dire quelque chose pour la plupart des gens, sur ce que veut dire le droit à la santé. Nous sommes dans un paradoxe : à la fois penser, avec le sens commun, qu’on a droit à des choses, que l’État est sensé faire des choses et, en même temps, cohabiter avec une réalité qui est de toute façon de moins en moins ça. Le plus gros de la population est un peu comme la grenouille en train de se faire cuire dans une casserole dont la température de l’eau monte graduellement – il n’y a pas de réaction massive. Je rejoins l’opinion émise, que par l’éducation populaire ou d’autres moyens, on a vraiment besoin que chacun, individuellement, en tant que patient potentiel, s’en mêle. Si on ne s’en mêle pas, on a beau avoir des alliés dans certaines institutions, qui font parfois le job super bien, ça ne va pas suffire.

Laurence Cohen : C’est plein de paradoxes. Les choses ne sont pas figées. Il faut mettre le pied dans la porte et, quand on le met, sachant qu’on est dans un système capitaliste, cela peut être dévoyé. Avec le bruit qu’a fait le rapport sénatorial, mais aussi les scandales qui ont eu lieu, la réaction des patients, il y a des choses qui font que le gouvernement se doit d’agir, mais c’est toujours avec une optique capitaliste.

Quand ils nous ont dit que les établissements pharmaceutiques, les hôpitaux, doivent avoir plus de moyens pour produire, qu’il faut donner plus de moyens aux préparations hospitalières ou aux préparations magistrales, cela va être dévoyé pour que le privé se débarrasse d’un certain nombre de médicaments, qu’il juge non rentables, et continue à faire des profits juteux. Est-ce que cette perversité du système doit nous laisser les bras ballants ? Je pense qu’il faut continuer à mettre le pied dans la porte pour essayer de généraliser et transformer les choses. Mais il faut donner des exemples qui fonctionnent, pour démontrer, à ceux qui opposent des arguments de rentabilité, que c’est possible. Nous avons intérêt à réfléchir à comment cela se passe dans d’autres pays : il y a des exemples de production publique, avec des histoires diverses, qui fonctionnent.  C’est vrai au Brésil, en Égypte, en Suisse, aux États-Unis.

Il nous faut arriver à démontrer ces contradictions – Macron défend les IP, est pieds et poings liés avec Sanofi – pousser le gouvernement à dire qu’il y a des choses qui peuvent être différentes.

Aujourd’hui de plus en plus de médicaments sont impactés par les pénuries, cela touche les patients. Pour les patients, il faut de l’éducation populaire. Car les labos se servent aussi des patients. Exemple : quand un médicament est sur le point de voir le jour, les labos disent qu’il y a des lenteurs administratives, que c’est trop lent, qu’il faut une mise sur le marché précoce. C’est la porte ouverte à des profits extrêmement juteux. Les patients, qui attendent le traitement, vont aller dans le même sens, ils vont faire pression.

Il faut nous appuyer sur ces contradictions pour montrer qu’autre chose est possible, donner des exemples.

Marmar Kabir précise que les bases de données de la Sécurité sociale sont des bases de données exhaustives, c’est-à-dire qu’elles contiennent toutes les données de patients. Les labos utilisent ces bases de données,  prétendument pour surveiller la tolérance, l’efficacité des médicaments dans la vraie vie. En réalité, ils ont beaucoup d’infos super-importantes sur les patients, y compris pour des utilisations commerciales. La condition, pour avoir accès à ces données, est d’avoir une question scientifique, par exemple : suivi de la prise en charge des angines en France.

Nous aussi, nous pourrions demander de pouvoir utiliser, en alternative, ces données (données personnelles des patients) pour suivre le médicament, savoir si l’efficacité prétendue au moment de la mise sur le marché est réelle en vraie vie. Cela peut nous aider.

C’est une question complexe. Il n’y a pas que les bases de la Sécurité sociale. Il y a aussi celles que les académiciens ou les universitaires créent à partir des données des patients. Exemple : vous faites un infarctus, vous allez à l’hôpital, vos données sont collectées dans une base de données, qui appartient à une société savante, qui peut vendre vos données à l’IP. Vos données sont vendues à l’IP ! Piste alternative à ce que disait précédemment Gaëlle.

Frédéric Sultan : Bien sûr qu’il faut mettre le pied dans la porte chaque fois que c’est possible. Notre point de vue est que tout le monde ne peut pas être partout en même temps. Du coup il faut s’articuler. Ces stratégies-là doivent se déployer. On doit peut-être élargir le cercle ici. C’est important de ne pas hiérarchiser ces questions. Oui, on a besoin de batailles politiques, on a besoin d’être présents sur ces sujets dans des arènes politiques, à différent endroits, à différentes échelles.

En même temps, on a besoin d’expérimenter, de développer des pratiques, qui nous permettent de faire la preuve (ce sera montré cet après-midi) qu’il y a des choses qui marchent, que l’on peut développer pour que ça fonctionne. Parce que sinon, on est toujours dans l’opposition, et on sait que cela peut être contre-productif. On a besoin de ces expérimentations au niveau de la production de médicaments, des mécanismes de la protection sociale, au niveau de l’hôpital, au niveau de la place des patients dans cet ensemble-là.

Tout cela n’est pas du tout concurrent, bien au contraire. Pour nous, l’enjeu est d’arriver à se positionner de façon harmonieuse. Bien entendu, chaque acteur peut prendre la place qu’il décide, qu’il est à même d’occuper dans cette lutte sociale. C’est une chose à prendre en considération.

Une des clés, quand j’affichais qu’il faut remplacer la recherche telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, accaparée par le privé, alors qu’elle est largement financée par le public, par des mécanismes de recherche « open sciences », des mécanismes qui mettent en commun la science, la technologie, les données, l’ensemble des ressources, des matériaux, qui sont utilisés pour les médicaments, c’est de définir ensemble ce qu’on entend par là, concrètement, quelles sont les valeurs qu’on défend, et du coup de se mettre d’accord pour dire : “Ok, moi si je participe à la production de médicaments en commun, c’est parce qu’elle répond à ces critères-là”. Et ces critères, on les définit en entrant dans le détail. Ce n’est pas en ayant un grand schéma, en disant que c’est produit en commun, parce que ça répond à une économie coopérative, économie qui redistribue peu ou pas ses bénéfices. Pour moi, ça ne suffit pas. Il faut qu’on aligne un ensemble d’éléments qui nous permettent d’expliciter ce qu’on entend par commun, de voir comment on fait adhérer à ces mécanismes les acteurs qui sont dans la production ou dans la communauté concernée, et comment on fait que ce mécanisme-là fait récit commun, fait un nouveau récit de la santé, autrement qu’aujourd’hui avec les Big pharma.

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2e table ronde
Quelles approches possibles pour rendre le médicament non-appropriable ?

Animée par Danielle Sanchez, membre du collectif MBC 

Nous proposons de poursuivre cette démarche en entrant dans le vif du sujet, par l’exposé d’expériences concrètes, en France et dans le monde, mais aussi, de manière politique, d’une autre façon de penser l’articulation entre santé publique, recherche et production de médicaments, pour répondre aux besoins, pour s’extraire de la domination de l’industrie pharmaceutique.

Pour commencer, nous avons demandé une contribution à 4 intervenants, que je vais vous présenter :

  • Gaëlle Krikorian, sociologue, autrice de plusieurs publications, dont ce livre récent « Des Big Pharma aux communs : petit vadémécum critique de l’économie des produits pharmaceutiques » (Lux Editeur, 2022), et Bernard Dubois, ancien salarié Sanofi et syndicaliste. Tous deux vont nous faire partager une expérience concrète pour produire autrement du médicament comme un commun
  • Maurice Cassier, sociologue au CNRS, auteur du livre récemment paru : « Il y a des alternatives, une autre histoire des médicaments (19e au 21e) » (Seuil, 2023), qui va illustrer cet enjeu de l’appropriation sociale du médicament par 3 expériences alternatives dans le domaine de la R&D et de la production pharmaceutique
  • Frédérick Stambach, médecin généraliste, coauteur avec Julien Vernaudon, praticien hospitalier, de plusieurs articles dont « Pour un Pôle socialisé du médicament » (LVSL, 6 octobre 2021) et « Pour un service public de santé territorial » (ResPublica, 29 mai, 6 et 13 juin 2022)

Bernard Dubois, membre du collectif MBC

Produire autrement du médicament comme un commun, cas concret

Ce matin les interventions de Fabien Mallet (coordinateur CGT Sanofi), Laurence Cohen (ex-Sénatrice PCF, rapporteuse d’un rapport au Sénat sur les ruptures de médicaments) et Christophe Prudhomme (médecin urgentiste et syndicaliste) ont témoigné des conséquences sociales et des effets des choix d’entreprise sur la santé publique (Cf. leurs interventions).

Le fonctionnement des grands laboratoires pharmaceutiques est dicté par les actionnaires (fonds de pension, Black Rock …) : il s’agit d’organiser l’entreprise comme un système de production d’argent. La stratégie est financière, il n’est pas question dans ce modèle de répondre aux besoins de santé des populations – ou alors de façon très subsidiaire.

Tous les chapitres du bilan sont analysés pour réduire les dépenses : achats, salaires, passifs sociaux, gestion des stocks en flux tendu, spéculation sur les effets de change, réduction de la recherche interne pour user de la recherche publique ou de start up, optimisation fiscale exacerbée… Ensemble de mesures scrutées par les organismes de notations, comme Standard & Poor’s et autres Moody’s, pour un accès aux meilleurs taux de crédit. Et pour veiller au grain, les grands cabinets comptables (Mc Kinsey) mettent en œuvre la partition.

On est loin de la libre entreprise, de la libre concurrence et des secrets d’entreprise, ce ne sont que des formules de politique néolibérale, l’essentiel étant le business.

Ce système d’entreprises mondialisées, nous en mesurons les effets, le chantage sur le prix et l’opacité exigée des négociations, sur l’emploi, l’augmentation du travail précaire, les conditions de travail, les fermetures de sites, les exonérations fiscales et de cotisations sociales, d’où altération des finances publiques et dégradation des systèmes de protection sociale : santé, retraite, indemnités chômage… Et tout cela produit des ruptures de stocks de médicaments et un accès aux soins rendu difficile, voire impossible.

A l’actif du bilan figure la propriété, on y trouve le brevet. Cela confère à l’entreprise un terrible pouvoir, celui de décider de sa commercialisation ou non et d’en négocier le prix.

Médicament Bien Commun (MBC), dans son manifeste, a dénoncé les effets délétères du brevet sur l’accès aux soins (cf. medicament-bien-commun.org).

Ce mode de fonctionnement d’entreprises transnationales se retrouve dans tous les secteurs d’activités : santé, énergie, transport, agroalimentaire, gestion de l’eau, des ordures ménagères etc. Les dommages « collatéraux » sur les choix de société doivent faire l’objet d’un débat politique.

Dans cette attente et, plus prosaïquement, parce que blessés, scandalisés par la fermeture de nos ateliers, nos labos et par les ruptures de médicaments, nous avons constitué un groupe de travail (ex-salariés de l’industrie pharmaceutique, sociologues, économistes, syndicalistes, groupes comme MBC et Capitalexit médocs…), dont l’ambition est de créer une unité de production de médicaments gérée dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (ESS : SCIC, SCOP…). C’est-à-dire avec un mode de gouvernance piloté par les salariés, les banques de l’économie sociale, les mutuelles, les hôpitaux, les associations de malades, les universités et organismes de formation, etc. Nous avons travaillé deux pistes. Une à partir d’un terrain nu situé sur la commune de Romainville, en lien avec la Mairie, qui affiche publiquement une volonté de création d’une structure de l’ESS dans le secteur de la pharmacie, et l’autre à partir d’un site industriel existant mais à l’avenir incertain.

Nous avons travaillé sur les ruptures de médicaments, sur les molécules abandonnées, sur les montants d’investissements…

Au fil de nos réunions, un réseau actif s’est étoffé ; nous avons rencontré Gaëlle Krikorian et Frédéric Sultan, qui travaillaient eux aussi  dans cette visée. Nous avons de fait renforcé nos capacités et méthodologie de travail, rencontré et échangé avec des chercheurs britanniques travaillant sur les publics/communs. Le 14 septembre, nous avons présenté nos travaux et perspectives à un auditoire élargi et réactif.

Aujourd’hui, nous réfléchissons à l’étape d’après, à savoir la mise en œuvre de la production de médicaments comme commun à partir d’un site industriel disponible tout en imaginant des interactivités en réseau avec des structures ayant les mêmes valeurs. Cela suppose de définir quel travail technique nous devons poursuivre (industriel, réglementaire, économique…), quelles actions mener pour obtenir l’assentiment d’une opinion publique scandalisée par l’état de notre service public de santé et par les ruptures chroniques croissantes de médicaments.

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Gaëlle Krikorian, sociologue

Transformer l’économie des médicaments: produire des communs pharmaceutiques.
Un réseau de communs pharmaceutiques

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Maurice Cassier, sociologue

Trois expériences d’appropriation sociale des médicaments

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Frédérick Stambach, médecin généraliste

Le pôle socialisé du médicament, un projet politique global.

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La discussion 

Les 3 expériences décrites par Maurice Cassier (Brésil, Afrique du Sud, Etats-Unis), illustrent de manière éclairante les possibles. Elles montrent que l’on peut affronter, bousculer la toute-puissance des labos, en particulier sur la détention des secrets ou processus de fabrication, problème d’accessibilité, auquel se sont confrontés les hospices de Lyon, en pleine épidémie Covid, pour produire le curare si nécessaire aux services de réanimation.

La discussion a fait ressortir le souhait qu’il y ait une confrontation de contenu entre les projets de pôle public et de pôle socialisé, ne pas s’en tenir à l’énoncé de slogans, mais intégrer l’approche des communs. En s’accordant sur le fait que cette entité doit intégrer la recherche et la production, associer l’ensemble des acteurs selon les principes de la démocratie sanitaire.

Une participante précise qu’actuellement, avec les Big pharma, nous sommes confrontés à une gestion néolibérale essentiellement aux USA et en Europe. Si nous sommes dans une visée de coopération alternative, pourquoi ne pas penser, interroge-t-elle, ce pôle socialisé, dès sa conception, dans des relations avec des pays autres que ceux de l’occident (Cuba, Iran, pays sous embargo ou BRICS), qui, bien entendu, sont des pays de gouvernement totalitaire, mais où les problèmes de santé existent.

La proposition de service public territorial de santé a été jugée intéressante, en précisant la nécessité de faire la différence entre centre de santé (qui relève d’un service public) et maison de santé (qui relève d’une démarche libérale et dont on voit la multiplication aujourd’hui pour palier au déficit médical). De même pour les médecins et les usagers-patients, l’exercice salarial diffère de l’exercice libéral.

Un participant souligne qu’il y a des possibles qui, s’ils ne remettent pas en cause entièrement le système, sont, comme cela a été dit, « un pied dans la porte ». Mais pour que cela marche, comment assure-t-on l’articulation, entre travailler des projets et en même temps faire avancer les idées, donc comment travailler d’une façon élargie ? Nous avons besoin, précise-t-il, de réussir des choses petitement, pour démontrer que c’est faisable, et les faire grandir aux niveau national et international. Il ne faut pas opposer la visée et la mise en place de projets qui permettent de faire la démonstration du possible.

Les camarades de Sanofi expriment cette idée : ne pourrait-on pas se manifester devant les entreprises avec des collectifs existants (MBC, Notre santé en danger, …) pour capter l’intérêt des salariés de l’IP et créer des rassemblements. Ceci en partant des problèmes concrets, comme les pénuries de médicaments.

En ce qui concerne le secret des affaires, il est rappelé que l’État, au travers du dépôt des AMM, a toutes les « recettes » et conditions de fabrication, un dossier complet. Le blocage vient de la HAS (Haute autorité de santé), organisme d’État. Il s’agit pour nous d’être plus agressif sur la revendication d’accessibilité.

Un intervenant informe de l’existence d’une instance, le CIH (Conseil international d’harmonisation des exigences techniques pour l’enregistrement des médicaments à usage humain – ndlr) dont la mission est de parvenir à l’harmonisation des données et des règlements et de s’assurer ainsi de la sûreté, de la qualité et de l’efficacité des médicaments développés et enregistrés par les différents pays participants. Il évoque également l’existence de l’exception Bolar, qui permet, 5 ans avant la fin du brevet, face aux pénuries, de surseoir à son application. Pour cela, il faut anticiper les besoins.

A été mise en débat la vision dans laquelle s’inscrivent ces projets : vision franco-française ou vision européenne, voire mondiale, pour une coopération alternative ? Quels seraient les relations entre ce pôle socialisé et d’autres pays, notamment en dehors de l’occident ? Indépendamment des régimes politiques, il existe de forts potentiels de recherche dans d’autres pays…

En réponse à ces questions, il est suggéré qu’un pôle public, ou un pôle socialisé, ne pouvait pas être conçu sans s’inscrire dans une construction européenne, pour certains participants un pôle public européen. Plus généralement, le besoin de réfléchir à l’échelle régionale et continentale a été souligné comme nécessaire. Il est rappelé que la charte des Nations Unies est toujours juste mais peu utilisée. Le contenu de notre journée, avec les différentes interventions, montre l’intérêt d’articuler les expériences locales et internationales. Il s’agit bien d’un projet politique global. Nous remarquons que chaque expérience alternative repose sur une entité de production, ce qui confirme le bien-fondé de ce projet.

Pôle public, jusqu’où ? Y compris sur la fixation des prix des médicaments ? D’une manière plus générale, ces projets de pôle public et pôle socialisé doivent prendre en compte l’expérience des 40 dernières années avec les dénationalisations dans le secteur pharmaceutique, sans résistance majeure.

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En guise de clôture (provisoire !)

Francis Sitel, membre du collectif MBC

Bien que très honoré de la demande qui m’a été faite d’intervenir en cette fin du colloque, j’avoue me sentir privé de toute légitimité pour le faire. En effet, à la différence des oratrices et orateurs que nous avons entendus, toutes et tous fort informés et savants, je ne peux me revendiquer d’aucune compétence dans les sujets qui viennent d’être débattus.

Je n’ai aucune connaissance médicale, ni pharmaceutique.

Disons que je peux parler à titre de patient. Même pas au titre d’une association de patients, finalement c’est peut-être mieux, ayant entendu Christophe Prudhomme dire qu’en la matière il convenait d’y regarder de près. Donc juste comme titulaire d’une carte Vitale.

En tant que patient, j’ai partagé des illusions.

Illusion que le médicament est certes un objet complexe, mais en permanence disponible (au moins ici, on sait que ce n’est pas le cas partout). Bref, un sentiment de sécurité : le médicament est disponible quand on en a besoin, pour une anesthésie, des soins, des remèdes à la douleur…Il doit alors être fourni en urgence. Et si tel n’est pas le cas, du fait d’une pandémie, parce qu’il y a pénurie…, la sécurité cède à la panique.

Autre illusion : la confiance en la puissance publique, celle de l’État protecteur, qui assure cette disponibilité. Bien sûr, on sait qu’il y a des limites, celles qu’impose le développement de la science. Mais il faut parier sur les progrès de celle-ci. Les laboratoires y travaillent, ce qui leur vaut, à bon droit, crédits et investissements, et donc de justes retours… sur investissements.

Ces illusions, vous les avez fait voler en éclats.

Vous m’avez fait comprendre que ça ne fonctionne pas comme cela.

Le médicament est dans la main du Capital. Un capital qui n’est pas un simple parasite, comme la notion de « finance » peut le faire croire, mais une puissance qui opère une vampirisation de la santé. Cette « spoliation de la santé » qui conduit à sacrifier la recherche, et à abandonner certaines productions.

Du coup, le sentiment de sécurité cette fois laisse place à l’inquiétude.

Mais vous m’avez aussi convaincu qu’on peut ne pas céder à la désespérance. Car, comme l’a dit Thierry, il y a des « possibles ».

Et donc qu’il faut se mettre au travail.

D’abord éclairer la société. Fabien l’a expliqué, la société et les patients ne perçoivent pas ce qu’est le système de santé, n’ont pas les moyens de le connaître. Il a évoqué une nécessaire « éducation populaire » en la matière. Oui, faire tomber les murs de ce système, briser les « silos » plusieurs fois évoqués : les connaissances de celles et ceux qui sont dans ce système sont à faire partager à l’extérieur.

Et aussi construire le « sujet du commun », pour reprendre la formule de Frédéric Sultan.

Autour d’exigences dont on a repéré quelques-unes. Par exemple cette question de l’insuline plusieurs fois évoquée (qui existe sans la chaîne du froid, dont les prix peuvent être diminués de moitié…). On a aussi évoqué l’abandon du paiement à l’acte médical, dont on parle aussi dans d’autres espaces. Ou encore le coût financier des pénuries de médicaments, dont Laurence Cohen nous a dit que la Sécurité sociale se disait dans l’incapacité de l’évaluer.

Il est intéressant de noter que pénurie ne veut pas dire rareté, mais bien spoliation, du fait de la politique prédatrice de Big pharma et d’une gouvernance déresponsabilisée.

On a souligné l’écart entre le discours gouvernemental (« il faut que ça change », il y a nécessité de « relocaliser », de « réindustrialiser »…) et la réalité. Entre l’un et l’autre, le maillon manquant est celui de la mobilisation.

Mobilisation pour le droit à la santé, pour un « commun pharmaceutique », pour l’objectif du pôle public, socialisé, de la recherche et production du médicament.

Un problème a été finalement soulevé, celui de la dimension internationale. La logique n’est pas celle d’un repli national, mais celle du déploiement d’une dynamique internationale. Dès lors qu’on brise avec la logique du profit et de la guerre commerciale, pour chevaucher celle des réponses aux besoins sociaux, qui pour l’humanité sont immenses, on n’est plus dans la compétition mais dans la coopération… Cette brisure, elle s’applique à différentes échelles, du plus proche au plus distant, du local au mondial, de l’individu à l’humanité.

Beaucoup de travail devant nous !

 

 

 

Modèle économique du médicament dans toutes ses dimensions

Laurence Cohen, sénatrice

Rapporteure de la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments et les choix de l’industrie pharmaceutique française

Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun

Bonjour à toutes et tous,

La pénurie de médicaments n’est pas un épiphénomène mais est structurelle et ne fait que croître. Ainsi, depuis le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron, la France a connu des niveaux inédits avec  3700 déclarations de ruptures de stock et de risques de ruptures en 2022.

La commission d’enquête qui a vu le jour au sénat sur initiative de mon groupe, le groupe communiste, et dont j’étais rapportrice , avec à mes côtés une présidente centriste, Sonia de La Provôté, a débouché sur un rapport sévère, adopté à l’unanimité, pointant la faillite gouvernementale et la responsabilité des grands labos : Big pharma. Ce vote était loin d’être gagné d’avance puisque, sur 19 sénatrices et sénateurs la composant, seulement 5 sont de gauche  (1 Communiste, 3 PS et 1 EELV).

Évolution certaine depuis le 9 décembre 2020, où, en pleine pandémie, la proposition de loi que je présentais, avec mon groupe, intitulée : « Un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux », était rejetée par le sénat.

Notre commission d’enquête a duré 5 mois, durant lesquels nous avons procédé à 54 auditions, entendu 119 personnalités, transmis plus de 70 questionnaires, effectué de nombreux déplacements, aussi bien à Roussillon, sur le site de l’usine Seqens (paracétamol ), et à EuroApi à Vertolaye, qu’à Amsterdam, au siège de l’Agence européenne des médicaments, ou encore, dans un tout autre registre, à Bercy pour recueillir des éléments précis sur l’utilisation du crédit d’impôt recherche (CIR) par les entreprises pharmaceutiques. Il a d’ailleurs fallu beaucoup d’insistance et d’opiniâtreté de notre part pour obtenir des informations précises sur ce sujet.

Si toutes les classes thérapeutiques sont touchées, 70% des médicaments anciens connaissent des pénuries, contrairement aux médicaments innovants dont les prix s’envolent ( Exemple du Zolgensma,  produit par Novartis : 1,9 millions d’euros)

Et, durant nos auditions , nous avons appris que 700 médicaments, parmi les MITM ( médicaments d’intérêt thérapeutique majeur) , allaient être abandonnés par les Labos, dans les mois et les années à venir. Le Leem, lobby des grands labos, n’a pas apprécié que nous donnions cette information et a tenté de me discréditer dans un communiqué, ce qui lui a valu une réponse cinglante du sénat s’appuyant sur les propos filmés d’une audition, que chacun peut consulter sur le site de notre Haute Assemblée.

Je veux insister ici sur la différence qui existe entre les grands labos : Big Pharma et les petits labos qui ne sont pas du tout sur la même logique et avec lesquels nous avons des convergences.

Le dysfonctionnement profond, structurel révélé par les pénuries massives, est dû aux choix des grands laboratoires pharmaceutiques qui, pour maximiser leurs profits, ont délocalisé depuis 30 ans la production de médicaments dans des pays à moindres exigences sociales et environnementales. Aujourd’hui, 80% des principes actifs sont produits en Asie, Chine et Inde essentiellement .

Depuis les années 80, la France est passée de 470 entreprises de médicaments à seulement 247 et en 10 ans, l’industrie pharmaceutique a supprimé 10 000 emplois !

La France n’est plus aujourd’hui une puissance pharmaceutique : même les labos implantés en France se tournent vers l’export pour la moitié de leur production.

Le gouvernement a annoncé sa volonté de relocaliser cette industrie, c’est une très bonne chose. Mais sur 106 projets financés par le Plan de relance et France 2030, 18 sont une réelle relocalisation et seuls 5 portent sur un médicament stratégique.

Alors que l’on connaît un nombre exponentiel de pénuries, on apprenait, par la CGT de Sanofi, que 135 postes seraient supprimés d’ici 2025 à Aramon et Sisteron, ce qui nous priverait de la production de 50 tonnes de principes actifs !  Il a fallu convoquer madame Audrey Derveloy, PDG de Sanofi France, à 2 reprises, pour avoir confirmation de cette information qui avait fuité dans la presse !

La stratégie des grands labos repose sur des choix essentiellement économiques, ils réduisent non seulement leurs unités de production en France mais préfèrent acheter des start-up dont les recherches ont abouti et se séparer de leurs propres chercheurs.

Malheureusement, le gouvernement ne tire aucun enseignement de ces choix désastreux pour la santé de toutes et tous. Les mesures prises ne sont pas de nature à endiguer les pénuries.

Ainsi, l’ANSM ( Agence nationale de sécurité du médicament) a des pouvoirs de contrôle largement insuffisants, qui sont mis en œuvre une fois la tension signalée. De plus, en étudiant de très nombreux PGP (plan de gestion des pénuries), grâce aux administrateurs de la commission d’enquête, nous avons pu constater qu’ils sont particulièrement inégaux, les petits labos n’étant pas les plus mauvais élèves. Prenons le Sabril, antiépileptique souvent en tension et pourtant essentiel, produit par Sanofi: son PGP ne comporte aucune analyse sur les risques de rupture !

Quant aux sanctions infligées par l’ANSM, elles sont insignifiantes : entre 2018 et 2022, ce sont seulement 8 pénalités financières qui ont été prononcées pour un total de 922 000 euros. Quand on connaît les milliards de profits réalisés par ces grands labos, on mesure le manque à gagner…

Il faut donner plus de moyens à l’ANSM qui fait déjà un gros travail mais à qui on donne toujours plus de missions.

Le gouvernement ne veut ni utiliser ni se doter d’outils lui permettant de pouvoir opposer une autre politique à l’industrie pharmaceutique. S’il est vrai que les industriels possèdent la pleine propriété des médicaments via les brevets, la France n’a jamais utilisé la licence d’office ni, plus récemment, la réquisition des labos, pourtant  votée par le Parlement, parmi les mesures d’urgence pendant la pandémie du COVID.

Il faut cesser de distribuer des aides sans aucune conditionnalité  au secteur pharmaceutique, particulièrement bien doté !

En effet, ce secteur  est l’un des principaux bénéficiaires des aides et incitations fiscales. C’est le second bénéficiaire du CIR ( crédit impôt recherche) avec 710 millions d’euros, ce qui constitue une source d’attractivité reconnue par tous nos interlocuteurs !

À la lumière de tous ces éléments, la commission d’enquête, qui a fait 36 recommandations, a souligné qu’il serait nécessaire d’avoir une production publique de médicaments essentiels.

S’il existe plus de 6000 MITM, le gouvernement s’est enfin décidé à établir une liste plus restreinte de 454 médicaments essentiels. Aussitôt publiée, cette liste a été remise en cause du fait d’un manque de transparence dans les choix opérés et d’un travail jugé trop peu collectif.

Pour notre part, nous avons proposé d’établir une liste d’une cinquantaine de médicaments critiques et de nous appuyer sur les établissements pharmaceutiques (EP) hospitaliers, singulièrement celui de l’AGEPS (Agence générale des équipements et produits de santé) de l’AP-HP pour les produire. Elle a prouvé son efficacité puisque, face à la pénurie de curare durant la pandémie, l’AGEPS, en partenariat avec d’autres EP, a fabriqué 400 mille unités de Cisatracurium. Il faut donc arrêter son démantèlement, qui a commencé en 2018, lui faisant perdre une partie de ses missions et de ses compétences. Ce sont ainsi près de 80 millions d’euros qui sont récupérés par l’industrie pharmaceutique sur la base des produits de l’AP-HP, moyennant une redevance de 15 millions d’euros ( soit une perte sèche de 65 millions pour la puissance publique !)

Et nous avons appris qu’une suppression de 40 à 50 ETP (équivalent temps plein), sur un effectif de 120 personnes, était programmée. Interrogé par nos soins, le ministre de la santé, monsieur François Braun était incapable de nous fournir des explications.

D’autres pays ont réussi à développer des politiques s’appuyant sur des productions publiques : Brésil, Égypte, Inde, Suisse ou encore États Unis avec le projet Civica. Pourquoi pas la France ?

Cette commission d’enquête a permis de démontrer que les causes des pénuries étaient multifactorielles et qu’il fallait agir sur plusieurs fronts sans raccourci simpliste.

Si l’explication du prix trop bas de certains médicaments matures était avancée, nous avons pu constater que des pays comme l’Allemagne, aux prix bien plus élevés, connaissaient les mêmes pénuries ! Il est donc indispensable qu’il y ait de la transparence dans la fixation des prix, afin de ne pas laisser le CEPS ( Comité économique des produits de santé) dans une sorte de huis clos  avec les grands labos.  Il faut notamment une véritable prise en compte de l’intérêt thérapeutique du médicament, du respect des normes sociales et environnementales.

Le médicament doit relever de choix politiques, d’où la proposition de création d’un secrétariat général pour piloter sous l’autorité du ou de la Première ministre ( Bercy ne doit plus avoir la main).

Enfin, nous avons pu démontrer l’urgence d’une intervention publique, face aux pénuries de médicaments et aux choix du secteur pharmaceutique, ainsi que la nécessité d’une coopération européenne.

Sans aller jusqu’au pôle public du médicament, que je porte depuis longtemps avec ma famille politique, cette commission d’enquête est un point d’appui, un tremplin pour faire sortir, de la loi du marché , le médicament, bien commun de l’Humanité.

Focus sur la propriété intellectuelle et son rôle pivot du modèle économique de l’industrie pharmaceutique

Me Michael SANKARA, avocat

Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun

Ce n’est plus un secret pour personne, la santé, ce bien précieux et indispensable à tout être humain, érigé comme un droit, voire un droit fondamental, normalement accessible à toute personne indépendamment de sa condition économique et sociale, a fait son entrée depuis très longtemps dans les règles du marché, compliquant ainsi son accès par tous.

Si, aujourd’hui encore, les problèmes de pénuries des médicaments se posent encore avec acuité pour bon nombre d’Etats, c’est aussi parce que les politiques publiques nationales et internationales sont largement influencées par un levier important : les propriétés intellectuelles.

Quel rôle joue ce levier dans le modèle économique de l’industrie pharmaceutique ?

Un tour d’horizon du cadre juridique des brevets sur le médicament (II) après un rappel historique de l’introduction des propriétés intellectuelles dans le médicament (I) permettra d’appréhender la remise en cause questionnée de l’utilité des brevets sur ce bien de santé (III).

I / RAPPEL HISTORIQUE DE L’INTRODUCTION DES PROPRIETES INTELLECTUELLES DANS LE MEDICAMENT

A/ Une absence de brevetabilité justifiée par la nature de « bien de santé » du médicament

Considérés comme étant des biens de santé dont il faille permettre l’accès au plus grand nombre, les médicaments ont longtemps été proscrits du champ de brevetabilité dans de nombreux pays, classés aujourd’hui pays développés.

C’est le cas de l’Allemagne, la France, l’Italie, la Suisse, et la Suède, qui ont adopté tardivement une législation en matière de brevets sur le médicament.

En 1967 en France, 1968 par l’Allemagne, et 1970 par l’Italie et la Suède ; le Japon et la Suisse, quant à eux, n’en ont adopté qu’en 1976 et 1977.

En France, par exemple, le médicament n’a pas toujours été protégé par le brevet, et cela en raison de la logique forte de santé publique qui prévalait à l’époque et empêchait la subordination de l’intérêt général du grand nombre à la propriété exclusive d’un inventeur ou d’un industriel.

Le déclassement du médicament sur le terrain de la brevetabilité s’expliquait très clairement par le fait que la primauté de la santé publique sur les intérêts mercantilistes des entreprises pharmaceutiques ne souffrait d’aucun débat jusque dans les années 1968 en France[1]..

L’éthique avait encore voix au chapitre, et pouvait dénoncer le totalitarisme économique car la santé publique représentait l’intérêt supérieur, et le médicament, parce qu’il concernait le bien-être de la population, n’était pas considéré comme un produit ordinaire.

Toutefois, l’industrie pharmaceutique naissante de l’époque, chargée de la fabrication de ces produits nécessaires à la protection de la santé publique, était déjà, comme aujourd’hui, une industrie partagée « entre logique économique et logique sociale »

C’est ainsi qu’après une tentative de réglementation générale d’un droit des brevets par l’édit royal du 24 septembre 1762, c’est finalement après la grande révolution de 1789, que la loi du 7 janvier 1791 est venue reconnaître un droit de l’inventeur sur son invention.

Et seuls les remèdes approuvés par les écoles et sociétés de médecine étaient autorisés par la loi du 21 GERMINAL an XI (11 avril 1803), à être commercialisés[2].

C’était en quelque sorte une forme de reconnaissance officielle à l’égard des inventions méritantes sur le médicament qui donnait lieu à une proposition de rachat par la Nation.

Dans le souci d’éviter les abus des détenteurs de brevets sur les médicaments, un décret du 18 août 1810 avait institué une commission chargée de l’évaluation des valeurs des formules avant de soumettre une offre de rachat de la formule au grand profit de la Nation.

Par la suite, la loi du 5 juillet 1844, est revenue supprimer les brevets sur les « compositions pharmaceutiques ou remèdes de toutes espèces »[3], les auteurs de cette loi craignant, au nom de l’intérêt supérieur de la santé publique, que le brevet accordé soit non seulement perçu comme un certificat de l’innocuité du produit, mais aussi que le monopole d’exploitation qui en découle n’entraîne une fixation de prix excessifs.

A travers ce bref rappel historique[4], nous faisons le constat que la protection des inventions pharmaceutiques a connu une certaine évolution dans le temps.

Elle semble avoir eu du mal à être reconnue à cause de la prédominance d’une certaine logique sociale et éthique qui voulait que l’intérêt de la santé publique soit un motif suffisant pour limiter ou suspendre le droit d’un inventeur.

Cette logique, le jurisconsulte et homme politique français Félix BARTHE[5], l’avait défendue avec hargne depuis le XIX siècle lorsqu’il soutenait qu’« Il y a d’après la loi et le simple bon sens, incompatibilité entre une composition pharmaceutique utile à l’humanité et une exploitation exclusive au profit d’un seul…Messieurs, le seul argument vrai, c’est que les compositions pharmaceutiques ou spécifiques ne sont pas susceptibles d’une exploitation privilégiée ».[6]

Cette vision a aussi été défendue aux Etats-Unis par un célèbre bactériologiste de l’Université de HARVARD qui soutenait en substance que « les biens nécessaires à la santé individuelle ou publique sont d’une autre catégorie que les automobiles. Dès lors que ces biens s’appliquent au soulagement ou à la prévention de la maladie ou de la douleur, leur libre utilisation devient une nécessité publique »[7].

Toutefois, la logique économique semble avoir pris le dessus dans les années 70 avec l’adoption des différentes législations sur la brevetabilité du médicament.

B/ Une introduction du brevet légitimée par la nature industrielle du médicament 

Un droit patrimonial n’existe que parce qu’il a un titulaire qui le possède comme un bien.

En ce qui concerne le médicament, il s’identifie de par son apparence, comme une chose matérielle, saisissable et palpable. C’est aussi un produit final issu d’une transformation ayant une valeur thérapeutique[8].

Et qui dit transformation industrielle, sous-entend, en arrière-plan, un travail inventif d’une structure spécialisée, entreprise industrielle dans notre cas.

Le médicament s’analyse donc sous cet angle comme une chose industrielle, le fruit d’une invention d’une industrie, qui regroupe en son sein un ensemble d’activités de recherches, de fabrication et de commercialisation.

Et c’est l’appropriation de cette chose industrielle à valeur thérapeutique par l’industrie pharmaceutique et les motivations commerciales pour le retour sur investissement qui ont prévalu sur la brevetabilité du médicament.

Toutefois, cette nature de bien industriel n’a pas réussi à faire disparaître la nature hybride du médicament comme bien de santé. C’est pourquoi, l’adoption d’un cadre juridique spécial des brevets sur le médicament s’est imposé par la suite dans les instances internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

II / CADRE JURIDIQUE DES BREVETS SUR LE MEDICAMENT

A/ Un système des brevets posé par les accords ADPIC et renforcé par les accords ADPIC +

Sur le plan institutionnel, l’OMC, en sa qualité d’enceinte de négociations sur la politique commerciale internationale, a permis, à travers ses différents cycles, d’édicter des règles pour régir le commerce international du médicament.

Jugée à l’origine trop favorable aux intérêts des firmes pharmaceutiques en leur « garantissant des prix de vente élevés pendant de nombreuses années grâce à la protection conférée par le brevet », l’OMC a dû réaménager ses dispositions, pour tenir compte de la problématique d’accès aux médicaments. C’est précisément au cours des accords de DOHA signés en 2001 que cette prise de conscience du caractère prioritaire de la santé apparaîtra véritablement dans l’enceinte de l’OMC.

Il a clairement été précisé à cette réunion que « les médicaments n’étaient pas des marchandises comme les autres et qu’une certaine flexibilité des droits de propriété intellectuelle était possible pour un pays, en cas d’urgence sanitaire ou si la protection de la santé publique était en jeu ».  

Autrement dit, en fonction de l’urgence du contexte national dans un État donné, un pays pourrait se voir octroyer une licence de fabrication, ou encore prendre d’office la décision de recourir à une licence d’office afin de fabriquer ou d’importer des médicaments génériques d’une spécialité pharmaceutique toujours brevetée.

Depuis lors, les rencontres se sont multipliées pour résoudre le problème de l’accessibilité au médicament par une réflexion sur l’effectivité des flexibilités contenues dans les accords ADPIC. C’est ainsi que des aménagements de standard minimum (des règles que les États devraient s’efforcer de garantir) en faveur de l’accessibilité au médicament ont été instaurés au grand avantage des pays en développement (PED) et de ceux classés les moins avancés.

L’article 30 des accords ADPIC vient donc consacrer une exception aux droits exclusifs des propriétés intellectuelles, qui devraient permettre aux États de maintenir un certain pouvoir d’action au niveau national afin de veiller au respect des principes d’intérêt général de santé publique tels que posés par l’article 8 du même accord.

En référence donc à ces articles de l’accord, les médicaments sont des produits qui, au nom de la santé publique, devraient pouvoir faire l’objet des exceptions prévues à l’article 30 de l’accord.

Ainsi, en cas d’urgence sanitaire, un Etat pourra en toute légalité prévoir l’exclusion de la protection par brevet des médicaments à caractère vital. Il pourra tout de même, en cas d’absence ou exploitation insuffisante, ou encore en présence d’abus de monopole, faire usage des flexibilités prévues pour favoriser l’accessibilité des médicaments à ses populations.

Au titre de ces flexibilités, nous citerons : 

  1. Le recours à la licence obligatoire 

Le principe de la licence obligatoire est consacré à l’article 31 de l’accord ADPIC intitulé « Autres utilisations sans autorisation du détenteur du droit ». Même si le texte de l’accord n’emploie pas expressément l’expression « licence obligatoire », il importe de relever que la licence obligatoire est une flexibilité qui s’inscrit dans l’objectif de recherche d’un équilibre entre la promotion de la recherche et développement de nouveaux médicaments et celle de l’accès aux médicaments existants. En quoi consiste-t-elle exactement ? Pour le savoir, nous nous référons au commentaire de l’OMC sur l’article sus-cité qui précise qu’il « y a délivrance d’une licence obligatoire lorsque les pouvoirs publics autorisent un tiers à fabriquer le produit breveté ou à utiliser le procédé breveté sans le consentement du titulaire du brevet ».[9]

  1. Les importations parallèles

Les importations parallèles constituent un mécanisme permettant l’importation et la revente dans un pays, sans l’accord du titulaire du brevet, d’un produit protégé par un brevet et commercialisé à l’étranger par le détenteur du brevet lui-même ou par une autre personne ayant reçu son autorisation.

De manière concrète, ce mécanisme revient à dire que « si un médicament X est commercialisé dans les pays A et B et s’il l’est à un prix plus faible dans le pays A, alors le pays B sera tenté de l’importer depuis le pays A pour bénéficier d’un prix plus intéressant »[10].

  1. L’exception Bolar

L’exception Bolar est une flexibilité aux droits des propriétés intellectuelles qui permet de résoudre un tant soit peu l’inaccessibilité des médicaments de référence. Ces produits étant à prix prohibitif et inaccessibles pour les PED, cette exception permet d’anticiper ce problème en préparant des médicaments génériques qui seront commercialisés dans ces pays dès l’expiration de la protection conférée par le brevet. La commercialisation des médicaments génériques entraîne une concurrence accrue sur le marché pharmaceutique ; cela se traduit par une baisse des prix pour le consommateur et rend donc les médicaments plus abordables.

 S’il est vrai que ces flexibilités ont déjà le mérite d’exister, il est cependant malheureux de constater que d’énormes entraves sapent leur efficacité, notamment les accords ADPIC +.

Et c’est l’occasion de préciser que les accords ADPIC de l’OMC établissent des règles minimales de droit des propriétés intellectuelles que les États, parties de l’accord (au sens juridique), doivent impérativement garantir.

Il s’agit donc de règles de standard minimum car elles laissent la liberté aux Etats membres de prévoir une protection plus large que l’accord ADPIC ne prévoit.

Cette faculté laissée aux États s’est révélée être la boite de Pandore au regard de la prolifération des accords ADPIC + suscités dans les accords bilatéraux et multilatéraux.

Vous aurez donc compris qu’il s’agit principalement des accords de libre échange négociés de manière bilatérale et comportant « un volet de renforcement de la propriété intellectuelle »[11].

Le véritable enjeu de ces accords est qu’ils tendent à limiter le recours aux flexibilités prévues aux articles 30 et 31 des ADPICS. Ils entravent donc fortement la production de médicaments génériques.

Dans le rapport du Groupe de haut niveau du Secrétaire général des Nations Unies sur l’accès aux médicaments, il est possible de relever certaines clauses ADPIC+ dans les Accords commerciaux conclus par les Etats Unis avec des Etats. On y retrouve des clauses qui interdisent, soit le recours aux importations parallèles, soit l’approbation d’une version générique d’un médicament faisant l’objet d’un brevet, sans l’autorisation du titulaire du brevet. Il y figure également des clauses qui limitent les motifs de recours aux licences obligatoires au seul motif de limitation des pratiques concurrentielles, et aussi des clauses qui interdisent la remise en cause d’un brevet avant son octroi. Pour finir, on n’oubliera pas de mentionner les clauses qui accroissent les périodes d’exclusivité pour les périodes de test d’équivalence des génériques, empêchant ainsi le recours à l’exception Bolar.

Voilà autant de clauses ADPIC+ régulièrement insérées dans les accords commerciaux qui constituent des pressions constantes et colossales visant à anéantir les effets des flexibilités de l’accord ADPIC.

Outre le cadre juridique posé par les flexibilités prévues par les accords de l’OMC, la brevetabilité sur le médicament a aussi favorisé le développement de techniques offensives et défensives, s’analysant comme des obstacles substantiels à la disponibilité des médicaments.

B/ Un renforcement de la brevetabilité par les techniques offensives et défensives du droit des brevets

Dans la pratique, le brevet a connu beaucoup d’évolutions dans ses usages. Longtemps proscrit dans le domaine du médicament, il est désormais perçu par l’industrie pharmaceutique comme une arme défensive et/ou offensive qui l’utilise contrairement à sa finalité première d’incitation à l’innovation.

C’est ainsi que l’on pourra relever certaines pratiques d’obtention d’une protection supplémentaire indue :

  1. La technique de « l’evergreening patents » ou« brevets de seconde génération»

Cette technique consiste, pour une entreprise pharmaceutique ayant obtenu une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché), à procéder à une nouvelle demande de brevet, à travers une faible modification du produit de base à quelques années de la fin de l’exclusivité conférée par le brevet initial, de manière à perpétuer la période de protection du « nouveau médicament ».

Le « nouveau médicament » n’en est pas un en réalité, car la modification apportée au produit de base ne constitue pas véritablement une amélioration dans le traitement de la maladie.

Cette technique a donc pour particularité de maintenir le droit exclusif d’exploitation pendant des années supplémentaires et d’empêcher les concurrents du générique de développer des médicaments abordables pour les patients sans tomber sous le coup de la contrefaçon.

2. La stratégie des « grappes de brevets »ou « patent fences » 

Dans ce cas de figure, pour un même médicament, plusieurs brevets « s’enchevêtrent comme des branches pour former un buisson épais et broussailleux »[12].

Ce qui pose problème, dans ce type de stratégie, est précisément la détermination par les concurrents de leur liberté d’exploitation, compte tenu du nombre pléthorique de brevets que peut revêtir une seule invention.

Tout concurrent ou, plutôt, toute autre entreprise pharmaceutique innovatrice aurait du mal à déterminer sa liberté d’exploitation, les grappes de brevets ayant entraîné un climat d’incertitude juridique qui pourrait malheureusement, non seulement décourager les efforts d’innovation des uns, mais aussi bloquer le désir d’entrée des autres sur le marché.

3. Le retrait du médicament de référence

Il s’agit d’une stratégie visant à empêcher l’accès des médicaments génériques au marché. Cette stratégie consiste à faire recours au cadre réglementaire pour demander l’annulation de l’enregistrement d’une AMM à l’approche de l’expiration de la protection conférée par le brevet.

Le retrait du médicament princeps juste avant la possibilité d’entrée des génériques sur le marché est jugée redoutablement abusive dans le sens où la vente du générique devient impossible en l’absence du produit de référence sur le marché.

A ce niveau, les affaires Gaviscon (médicament de la famille des antiacides d’action locale-ndlr) et AstraZeneca sont très illustratives. La concurrence du Losec (inhibiteur de la pompe à protons (IPP) qui ralentit ou prévient la production d’acide-ndlr), par des produits génériques et parallèlement importés a été rendue impossible par l’annulation stratégique de l’enregistrement de son AMM. Dans cette affaire, Astrazeneca a fait usage de la directive 65/65 qui en vertu du droit exclusif d’exploiter lui donnait le droit de retirer l’AMM du Losec[13].

4. Brevet de barrage

La finalité de ce type de brevet est d’entraver l’accès d’une technologie à un concurrent. La technique consiste à faire une demande de brevet sans une volonté réelle d’exploitation. L’accumulation de ce type de brevets aura pour objectif de « geler » des technologies de substitution (par rapport à celles d’ores et déjà exploitées). Les brevets triviaux et les brevets leurres sont des variantes de ce type de brevet.

5. Les accords de report d’entrée de médicaments génériques

Les accords de report d’entrée, encore appelés contrats « pay for delay », dits aussi, « Reverse Payment Patent Settlement », constituent un type particulier de contrat assez développé aux Etats-Unis, conclus entre entreprise pharmaceutique de princeps et entreprise du générique, et ayant pour objet de reporter l’entrée des médicaments génériques dans un marché, cela, en contrepartie soit d’un versement d’indemnité ou de la délivrance d’un service à travers une convention de coopération.

Ce type d’arrangement permettra in fine au détenteur du princeps d’écarter la concurrence et de toujours continuer à tirer profit de l’allongement de son exclusivité d’exploitation. Pour le producteur de générique, cela constitue également une belle opportunité de réalisation de bénéfices importants, sans toutefois entrer sur le marché.

III/ UNE REMISE EN CAUSE QUESTIONNEE DE L’UTILITE DES BREVETS SUR LE MEDICAMENT

A/ Une incompatibilité de principe entre l’utilité thérapeutique du médicament et les principes directeurs du droit des brevets[14]

Le brevet a pour rôle premier de protéger une innovation en accordant à son propriétaire un monopole temporaire d’exploitation, cela, en contrepartie de la diffusion de l’innovation pour le bien-être social. Ce privilège de protection sous forme de propriété intellectuelle, attribué par la société, s’analyserait donc comme une récompense pour la contribution à l’innovation.

Cette exclusivité offerte constitue, en définitive, une incitation à l’innovation car elle permet d’assurer au détenteur du brevet, un retour sur investissement.

Toutefois, il est permis de constater que ce rôle premier a été dévoyé, le brevet dans le secteur pharmaceutique étant devenu une arme défensive et offensive à l’encontre des concurrents, et créant in fine un lourd préjudice pour les patients, privés de biens de santé d’utilité publique à coût abordable.

Le système actuel du droit des propriétés intellectuelles, comme nous l’analysions dans notre thèse[15], en raison des prérogatives d’exclusivité accordées au propriétaire, est caractérisé comme étant un système individualiste, faisant la promotion de l’intérêt individuel, en l’occurrence celui des  actionnaires de l’industrie pharmaceutique, et cela au détriment de l’intérêt de la communauté.

Cet exclusivisme qui caractérise ce droit présente de grands risques pour l’accessibilité à des biens privés d’utilité publique, comme l’est le médicament, de sorte qu’un changement dans le mode de fonctionnement des brevets s’impose.

En rappel, comme le consacre le droit des propriétés intellectuelles, l’exclusivisme sur la chose objet de brevet, est une prérogative reconnue de principe à tout propriétaire qui l’exerce librement selon son bon vouloir. De ce pouvoir absolu du propriétaire sur « sa chose », découle indirectement, le deuxième caractère du droit de la propriété, en l’occurrence celui du « pouvoir envers autrui », qui serait expressément un pouvoir d’exclure.

Ce pouvoir d’exclure est l’expression de la liberté du propriétaire de choisir de se prémunir de toute interférence arbitraire d’autrui sur la chose dont il exerce toutes les prérogatives.

En vertu donc de cette exclusivité, des patients pourraient se voir interdire toute atteinte à ce bien. Et nous le constatons aujourd’hui, avec les pénuries des spécialités portant sur des médicaments dont les brevets sont déjà tombés dans le domaine public.

Conformément à la conception civiliste de la propriété, l’individu étant l’unique garant de la satisfaction de ses intérêts privés, il lui revient en vertu de la situation de monopole conférée par le droit de propriété, d’en tirer la meilleure utilisation possible de son bien, quelle que soit sa rareté ou son utilité ; d’où l’intérêt de la remise en cause de ce monopole ; car avec un « droit d’exclure », qui s’est imposé comme le critère déterminant de la propriété et un pouvoir d’appropriation qui obéit à un principe unique de protection des intérêts individuels du propriétaire, l’on est en droit de s’inquiéter pour l’accessibilité de tous aux biens d’utilité publique.

En définitive, le problème qui se posera est que la satisfaction de ces biens d’intérêt collectif dépendra du droit subjectif absolu de leurs propriétaires, les industriels.

Alors quoi faire lorsqu’un propriétaire, du fait de son monopole sur un bien, fixe des conditions très élevées, rendant ainsi ce bien inaccessible à ceux qui ont juste besoin de ce bien de santé pour se soigner et survivre ?

B/ La prédominance d’une logique de rentabilité économique aux antipodes du droit d’accès au soin

Le constat, aujourd’hui, est que le marché du médicament s’est imprégné d’une logique de rentabilité qui entrave fortement l’accès et la disponibilité des médicaments.

La structure du marché, fortement accentuée par un monopole exclusif de commercialisation par l’entremise du brevet donne une liberté économique totale à l’industrie pharmaceutique dans la fixation des prix des produits de santé.

En raison des coûts de production du médicament, les industriels, qui disposent dans la majorité des Etats d’une liberté de fixation des prix, exigent de fortes sommes.

La justification rapportée en est principalement l’incitation à la recherche, et la nécessité de compensation des investissements réalisés.

Autrement dit, selon leurs explications, la préservation de la grande profitabilité de l’industrie pharmaceutique est la condition sine qua non de la promotion de recherches futures.

 Il est temps de réfléchir à d’autres mode de fonctionnement des industries pharmaceutiques, car le mode de fonctionnement actuel, par des actionnaires privés, voudrait, malheureusement, signifier que l’indisponibilité des médicaments pour des millions de personnes pourrait se justifier par la nécessité de garantie de la survie de l’entreprise, gage de continuité d’accumulation de profits pour les actionnaires.

François COLLART DUTILLEUL définissait le droit comme étant « le langage social qui porte les valeurs qu’une société se donne à elle-même ». Cette définition interpelle notre responsabilité dans la hiérarchisation des valeurs en fonction de leur priorité.

Alors, entre l’intérêt économique que représente les médicaments pour les industries pharmaceutiques et l’intérêt sanitaire en matière de santé publique, à nous de lutter pour la logique qui devrait primer.

[1] Claude MFUKA, Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques : le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida. In : Revue d’économie industrielle, vol. 99, 2e trimestre 2002. Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux, sous la direction de Benjamin CORIAT. pp. 192.

[2] Voir note de bas de page n°28 de la thèse de Michael SANKARA sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international » p.9.

[3] Antoine LECA, Droit pharmaceutique, 6ème éd., Préface de Georges VIALA, Les études hospitalières, Bordeaux, 2012, n°15, p. 55. (Voir également cet ouvrage pour meilleur approfondissement sur l’histoire de la pharmacie depuis son invention médiévale à sa conceptualisation contemporaine).

[4] Pour aller plus loin sur l’histoire du droit français des brevets, voir Jacques AZEMA, Jean-Christophe GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, 8ème éd., Paris : Dalloz, 2017, p. 139-143.

[5]Un avocat et homme politique français du 19e me siècle (né en 1795 et mort en 1863), qui fut successivement député, ministre à mainte reprise, sénateur et premier président de la Cour des comptes.

[6] Cité par Maurice CASSIER in: Maurice CASSIER, Brevet et santé, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004, halshs-01970644, p.5.

[7] Voir Maurice CASSIER, Brevet et santé, Dictionnaire de la pensée médicale, PUF, 2004, halshs-01970644, p.5.

[8] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue par le 11 décembre 2020.

[9] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020, p. 72-74.

[10] Voir Para. 33 de l’article de l’article de Samira GUENNIF, Julien CHAISSE, « L’économie politique du brevet au sud : variations Indiennes sur le brevet pharmaceutique », Revue internationale de droit économique, 2007/2 (t. XXI, 2), p. 185-210. DOI : 10.3917/ride.212.0185. URL : https://www-cairn-info.proxy-scd.u-bourgogne.fr/revue-internationale-de-droit-economique-2007-2-page-185.htm.

Pour aller plus loin dans la thématique des importations parallèles, voir p. 74-90 de la thèse sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue par Michael SANKARA, le 11 décembre 2020.

[11] Bruno BOIDIN, Lucie LESAFFRE, « L’accès des pays pauvres aux médicaments et la propriété intellectuelle : quel apport des partenariats multi-acteurs ? », Revue internationale de droit économique, 2010/3 (t.XXIV), p. 325-350. Para. 6, DOI : 10.3917/ride.243.0325. URL : https://www-cairn-info.proxy-scd.u-bourgogne.fr/revue-internationale-de-droit-economique-2010-3-page-325.htm.

[12] Laure MARINO, « Les patent thickets : du brouillon de l’innovation à la poudrière », in les nouveaux usages du brevet d’invention entre innovation et abus, sous les directions de Jean-Pierre GASNIER et Nicolas BRONZO, Aix-Marseille, PUAM, Innovation et brevets, p. 17.

[13] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020.

[14] Extraits choisis dans notre thèse sur « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », soutenue, le 11 décembre 2020.

[15] Cf. Thèse de Michael SANKARA, « L’accessibilité au médicament dans le contexte du commerce international », thèse soutenue, le 11 décembre 2020.

Produire des communs pharmaceutiques

Transformer l’économie des médicaments
Un réseau de communs pharmaceutiques

Gaelle Krikorian, sociologue

Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun

Je voudrais partager ici une partie de nos résultats, sur l’aspect réseau des communs pharmaceutiques.

Nous avons travaillé à partir de deux sites pour essayer de conceptualiser de quelle façon pourrait être réalisée la production de biens communs pharmaceutiques.

Sachant que, plus largement, si on essaie de réfléchir à cette logique de communs pharmaceutiques, il ne s’agira pas de produire juste un produit ou même une poignée, mais beaucoup plus.

C’est une discussion qu’il serait intéressant d’avoir : combien de produits estime-t-on qu’il faudrait arriver à produire pour satisfaire un certain niveau de besoins essentiels : peut-être 30 ou 50 produits, par exemple.

Si l’on part sur 30 produits, cela signifie qu’au moins autant de sites devraient participer. On sait bien que, pour faire un produit, le plus souvent tout ne se passe pas en un seul endroit. La matière première vient de quelque part. Ensuite, il peut y avoir plusieurs étapes dans le processus de fabrication de produits intermédiaires, dans différents ateliers qui ne sont pas forcément sur un seul site. Bref la production repose sur un réseau. C’est la logique dans laquelle nous nous sommes placés, celle qui est la plus adaptée d’un point de vue industriel.

On se place dans une logique industrielle parce que, pour au moins certains produits, on ne pourra pas se limiter à la fabrication, par exemple, dans un centre hospitalier, ni s’appuyer sur la préparation pharmaceutique dans une pharmacie. Ces pratiques sont possibles pour certains produits, et c’est important de savoir lesquels, de pouvoir les cibler, mais pour d’autres, clairement, on a besoin de l’échelle industrielle.

Il s’agit donc de travailler à l’échelle industrielle, et afin d’assurer une autonomie sanitaire pour des produits particulièrement essentiels, de ne pas s’enfermer dans une logique nationale, qui n’aurait pas tellement de sens, mais se placer dans une logique territoriale régionale, au niveau européen par exemple. Tout en prenant en compte la logique écologique.

Il faut éviter de se retrouver dans une logique d’économie globalisée, de flux tendu, de concentration à quelques sites de production à travers le monde, système qui, comme on l’a vu dans le contexte de la pandémie de COVID-19, ne marche pas en cas de crise. Mais cette logique, en réalité, ne marche pas non plus hors des crises. Les mises en concurrence des acheteurs, que ce soient des États ou d’autres types d’acheteurs, pénalisent certains acheteurs, en permanence, pas seulement pendant une crise. Ainsi, pour certains petits pays d’Europe, ou pour certaines pathologies, des patients n’ont pas accès aux traitements parce que la production est dirigée vers les meilleurs payeurs.

Le réseau qu’on essaie d’imaginer s’appuie sur différents types de production. Des productions qui vont être publiques : par exemple, au travers de l’AGEPS, cette capacité de production au sein du réseau de l’AP-HP, ou de la pharmacie centrale des armées. Ou encore des productions hospitalières – dans d’autres pays européens on a voté, d’ailleurs, des dispositifs publics intéressants pour certains produits anti-cancéreux, par exemple.

Mais les producteurs peuvent aussi être des sites coopératifs. En France, dans le domaine pharmaceutique, il y a, par exemple, l’entreprise Bioluz, qui fait des consommables hospitaliers ; mais il existe aussi des expériences de coopératives dans d’autres domaines industriels. C’est une des pistes dont on discute, notamment pour des sites de production qui sont menacés ou en train de battre de l’aile en ce moment. Du point de vue des salariés de ces entreprises, il peut y avoir la volonté d’essayer de faire autre chose, à partir de sites existants.

Nous avons également besoin de nous appuyer sur des producteurs privés au sein du réseau. Il est important de distinguer les différents types d’acteurs qui existent au sein de l’industrie pharmaceutique. Les problèmes que l’on connaît sont dûs à la logique monopolistique, la volonté de contrôle et de niveaux de profit très importants d’une grosse poignée de multinationales qui contrôlent l’écosystème pharmaceutique, que ce soit à travers les brevets ou d’autres façons.

Mais lorsqu’on y regarde de plus près, concrètement beaucoup des actions nécessaires dans le domaine pharmaceutique sont réalisées par de petites et moyennes entreprises : recherche, développement, production. Parmi ces entreprises, il en existe avec lesquelles il serait possible de faire autre chose que ce qui se pratique actuellement ; des entreprises qui pourraient être prêtes à fonctionner avec d’autres types de règles que celles que favorisent les grands groupes, que ce soit le monopole, le secret, etc., ou cette logique de prix et de profit sans limite, pour laquelle il s’agit de faire toujours plus. Certains acteurs économiques qui veulent certes faire des profits, mais dans une certaine limite et accepter certaines limites aux profits.

Notre démarche vise à réfléchir à la constitution d’un réseau qui s’appuierait sur ces différents acteurs. Le schéma, ci-dessous, en donne une représentation.