Modèle économique du médicament dans toutes ses dimensions

Laurence Cohen, sénatrice

Rapporteure de la commission d’enquête sénatoriale sur la pénurie de médicaments et les choix de l’industrie pharmaceutique française

Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun

Bonjour à toutes et tous,

La pénurie de médicaments n’est pas un épiphénomène mais est structurelle et ne fait que croître. Ainsi, depuis le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron, la France a connu des niveaux inédits avec  3700 déclarations de ruptures de stock et de risques de ruptures en 2022.

La commission d’enquête qui a vu le jour au sénat sur initiative de mon groupe, le groupe communiste, et dont j’étais rapportrice , avec à mes côtés une présidente centriste, Sonia de La Provôté, a débouché sur un rapport sévère, adopté à l’unanimité, pointant la faillite gouvernementale et la responsabilité des grands labos : Big pharma. Ce vote était loin d’être gagné d’avance puisque, sur 19 sénatrices et sénateurs la composant, seulement 5 sont de gauche  (1 Communiste, 3 PS et 1 EELV).

Évolution certaine depuis le 9 décembre 2020, où, en pleine pandémie, la proposition de loi que je présentais, avec mon groupe, intitulée : « Un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux », était rejetée par le sénat.

Notre commission d’enquête a duré 5 mois, durant lesquels nous avons procédé à 54 auditions, entendu 119 personnalités, transmis plus de 70 questionnaires, effectué de nombreux déplacements, aussi bien à Roussillon, sur le site de l’usine Seqens (paracétamol ), et à EuroApi à Vertolaye, qu’à Amsterdam, au siège de l’Agence européenne des médicaments, ou encore, dans un tout autre registre, à Bercy pour recueillir des éléments précis sur l’utilisation du crédit d’impôt recherche (CIR) par les entreprises pharmaceutiques. Il a d’ailleurs fallu beaucoup d’insistance et d’opiniâtreté de notre part pour obtenir des informations précises sur ce sujet.

Si toutes les classes thérapeutiques sont touchées, 70% des médicaments anciens connaissent des pénuries, contrairement aux médicaments innovants dont les prix s’envolent ( Exemple du Zolgensma,  produit par Novartis : 1,9 millions d’euros)

Et, durant nos auditions , nous avons appris que 700 médicaments, parmi les MITM ( médicaments d’intérêt thérapeutique majeur) , allaient être abandonnés par les Labos, dans les mois et les années à venir. Le Leem, lobby des grands labos, n’a pas apprécié que nous donnions cette information et a tenté de me discréditer dans un communiqué, ce qui lui a valu une réponse cinglante du sénat s’appuyant sur les propos filmés d’une audition, que chacun peut consulter sur le site de notre Haute Assemblée.

Je veux insister ici sur la différence qui existe entre les grands labos : Big Pharma et les petits labos qui ne sont pas du tout sur la même logique et avec lesquels nous avons des convergences.

Le dysfonctionnement profond, structurel révélé par les pénuries massives, est dû aux choix des grands laboratoires pharmaceutiques qui, pour maximiser leurs profits, ont délocalisé depuis 30 ans la production de médicaments dans des pays à moindres exigences sociales et environnementales. Aujourd’hui, 80% des principes actifs sont produits en Asie, Chine et Inde essentiellement .

Depuis les années 80, la France est passée de 470 entreprises de médicaments à seulement 247 et en 10 ans, l’industrie pharmaceutique a supprimé 10 000 emplois !

La France n’est plus aujourd’hui une puissance pharmaceutique : même les labos implantés en France se tournent vers l’export pour la moitié de leur production.

Le gouvernement a annoncé sa volonté de relocaliser cette industrie, c’est une très bonne chose. Mais sur 106 projets financés par le Plan de relance et France 2030, 18 sont une réelle relocalisation et seuls 5 portent sur un médicament stratégique.

Alors que l’on connaît un nombre exponentiel de pénuries, on apprenait, par la CGT de Sanofi, que 135 postes seraient supprimés d’ici 2025 à Aramon et Sisteron, ce qui nous priverait de la production de 50 tonnes de principes actifs !  Il a fallu convoquer madame Audrey Derveloy, PDG de Sanofi France, à 2 reprises, pour avoir confirmation de cette information qui avait fuité dans la presse !

La stratégie des grands labos repose sur des choix essentiellement économiques, ils réduisent non seulement leurs unités de production en France mais préfèrent acheter des start-up dont les recherches ont abouti et se séparer de leurs propres chercheurs.

Malheureusement, le gouvernement ne tire aucun enseignement de ces choix désastreux pour la santé de toutes et tous. Les mesures prises ne sont pas de nature à endiguer les pénuries.

Ainsi, l’ANSM ( Agence nationale de sécurité du médicament) a des pouvoirs de contrôle largement insuffisants, qui sont mis en œuvre une fois la tension signalée. De plus, en étudiant de très nombreux PGP (plan de gestion des pénuries), grâce aux administrateurs de la commission d’enquête, nous avons pu constater qu’ils sont particulièrement inégaux, les petits labos n’étant pas les plus mauvais élèves. Prenons le Sabril, antiépileptique souvent en tension et pourtant essentiel, produit par Sanofi: son PGP ne comporte aucune analyse sur les risques de rupture !

Quant aux sanctions infligées par l’ANSM, elles sont insignifiantes : entre 2018 et 2022, ce sont seulement 8 pénalités financières qui ont été prononcées pour un total de 922 000 euros. Quand on connaît les milliards de profits réalisés par ces grands labos, on mesure le manque à gagner…

Il faut donner plus de moyens à l’ANSM qui fait déjà un gros travail mais à qui on donne toujours plus de missions.

Le gouvernement ne veut ni utiliser ni se doter d’outils lui permettant de pouvoir opposer une autre politique à l’industrie pharmaceutique. S’il est vrai que les industriels possèdent la pleine propriété des médicaments via les brevets, la France n’a jamais utilisé la licence d’office ni, plus récemment, la réquisition des labos, pourtant  votée par le Parlement, parmi les mesures d’urgence pendant la pandémie du COVID.

Il faut cesser de distribuer des aides sans aucune conditionnalité  au secteur pharmaceutique, particulièrement bien doté !

En effet, ce secteur  est l’un des principaux bénéficiaires des aides et incitations fiscales. C’est le second bénéficiaire du CIR ( crédit impôt recherche) avec 710 millions d’euros, ce qui constitue une source d’attractivité reconnue par tous nos interlocuteurs !

À la lumière de tous ces éléments, la commission d’enquête, qui a fait 36 recommandations, a souligné qu’il serait nécessaire d’avoir une production publique de médicaments essentiels.

S’il existe plus de 6000 MITM, le gouvernement s’est enfin décidé à établir une liste plus restreinte de 454 médicaments essentiels. Aussitôt publiée, cette liste a été remise en cause du fait d’un manque de transparence dans les choix opérés et d’un travail jugé trop peu collectif.

Pour notre part, nous avons proposé d’établir une liste d’une cinquantaine de médicaments critiques et de nous appuyer sur les établissements pharmaceutiques (EP) hospitaliers, singulièrement celui de l’AGEPS (Agence générale des équipements et produits de santé) de l’AP-HP pour les produire. Elle a prouvé son efficacité puisque, face à la pénurie de curare durant la pandémie, l’AGEPS, en partenariat avec d’autres EP, a fabriqué 400 mille unités de Cisatracurium. Il faut donc arrêter son démantèlement, qui a commencé en 2018, lui faisant perdre une partie de ses missions et de ses compétences. Ce sont ainsi près de 80 millions d’euros qui sont récupérés par l’industrie pharmaceutique sur la base des produits de l’AP-HP, moyennant une redevance de 15 millions d’euros ( soit une perte sèche de 65 millions pour la puissance publique !)

Et nous avons appris qu’une suppression de 40 à 50 ETP (équivalent temps plein), sur un effectif de 120 personnes, était programmée. Interrogé par nos soins, le ministre de la santé, monsieur François Braun était incapable de nous fournir des explications.

D’autres pays ont réussi à développer des politiques s’appuyant sur des productions publiques : Brésil, Égypte, Inde, Suisse ou encore États Unis avec le projet Civica. Pourquoi pas la France ?

Cette commission d’enquête a permis de démontrer que les causes des pénuries étaient multifactorielles et qu’il fallait agir sur plusieurs fronts sans raccourci simpliste.

Si l’explication du prix trop bas de certains médicaments matures était avancée, nous avons pu constater que des pays comme l’Allemagne, aux prix bien plus élevés, connaissaient les mêmes pénuries ! Il est donc indispensable qu’il y ait de la transparence dans la fixation des prix, afin de ne pas laisser le CEPS ( Comité économique des produits de santé) dans une sorte de huis clos  avec les grands labos.  Il faut notamment une véritable prise en compte de l’intérêt thérapeutique du médicament, du respect des normes sociales et environnementales.

Le médicament doit relever de choix politiques, d’où la proposition de création d’un secrétariat général pour piloter sous l’autorité du ou de la Première ministre ( Bercy ne doit plus avoir la main).

Enfin, nous avons pu démontrer l’urgence d’une intervention publique, face aux pénuries de médicaments et aux choix du secteur pharmaceutique, ainsi que la nécessité d’une coopération européenne.

Sans aller jusqu’au pôle public du médicament, que je porte depuis longtemps avec ma famille politique, cette commission d’enquête est un point d’appui, un tremplin pour faire sortir, de la loi du marché , le médicament, bien commun de l’Humanité.

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