Transformer l’économie des médicaments
Un réseau de communs pharmaceutiques
Gaelle Krikorian, sociologue
Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun
Je voudrais partager ici une partie de nos résultats, sur l’aspect réseau des communs pharmaceutiques.
Nous avons travaillé à partir de deux sites pour essayer de conceptualiser de quelle façon pourrait être réalisée la production de biens communs pharmaceutiques.
Sachant que, plus largement, si on essaie de réfléchir à cette logique de communs pharmaceutiques, il ne s’agira pas de produire juste un produit ou même une poignée, mais beaucoup plus.
C’est une discussion qu’il serait intéressant d’avoir : combien de produits estime-t-on qu’il faudrait arriver à produire pour satisfaire un certain niveau de besoins essentiels : peut-être 30 ou 50 produits, par exemple.
Si l’on part sur 30 produits, cela signifie qu’au moins autant de sites devraient participer. On sait bien que, pour faire un produit, le plus souvent tout ne se passe pas en un seul endroit. La matière première vient de quelque part. Ensuite, il peut y avoir plusieurs étapes dans le processus de fabrication de produits intermédiaires, dans différents ateliers qui ne sont pas forcément sur un seul site. Bref la production repose sur un réseau. C’est la logique dans laquelle nous nous sommes placés, celle qui est la plus adaptée d’un point de vue industriel.
On se place dans une logique industrielle parce que, pour au moins certains produits, on ne pourra pas se limiter à la fabrication, par exemple, dans un centre hospitalier, ni s’appuyer sur la préparation pharmaceutique dans une pharmacie. Ces pratiques sont possibles pour certains produits, et c’est important de savoir lesquels, de pouvoir les cibler, mais pour d’autres, clairement, on a besoin de l’échelle industrielle.
Il s’agit donc de travailler à l’échelle industrielle, et afin d’assurer une autonomie sanitaire pour des produits particulièrement essentiels, de ne pas s’enfermer dans une logique nationale, qui n’aurait pas tellement de sens, mais se placer dans une logique territoriale régionale, au niveau européen par exemple. Tout en prenant en compte la logique écologique.
Il faut éviter de se retrouver dans une logique d’économie globalisée, de flux tendu, de concentration à quelques sites de production à travers le monde, système qui, comme on l’a vu dans le contexte de la pandémie de COVID-19, ne marche pas en cas de crise. Mais cette logique, en réalité, ne marche pas non plus hors des crises. Les mises en concurrence des acheteurs, que ce soient des États ou d’autres types d’acheteurs, pénalisent certains acheteurs, en permanence, pas seulement pendant une crise. Ainsi, pour certains petits pays d’Europe, ou pour certaines pathologies, des patients n’ont pas accès aux traitements parce que la production est dirigée vers les meilleurs payeurs.
Le réseau qu’on essaie d’imaginer s’appuie sur différents types de production. Des productions qui vont être publiques : par exemple, au travers de l’AGEPS, cette capacité de production au sein du réseau de l’AP-HP, ou de la pharmacie centrale des armées. Ou encore des productions hospitalières – dans d’autres pays européens on a voté, d’ailleurs, des dispositifs publics intéressants pour certains produits anti-cancéreux, par exemple.
Mais les producteurs peuvent aussi être des sites coopératifs. En France, dans le domaine pharmaceutique, il y a, par exemple, l’entreprise Bioluz, qui fait des consommables hospitaliers ; mais il existe aussi des expériences de coopératives dans d’autres domaines industriels. C’est une des pistes dont on discute, notamment pour des sites de production qui sont menacés ou en train de battre de l’aile en ce moment. Du point de vue des salariés de ces entreprises, il peut y avoir la volonté d’essayer de faire autre chose, à partir de sites existants.
Nous avons également besoin de nous appuyer sur des producteurs privés au sein du réseau. Il est important de distinguer les différents types d’acteurs qui existent au sein de l’industrie pharmaceutique. Les problèmes que l’on connaît sont dûs à la logique monopolistique, la volonté de contrôle et de niveaux de profit très importants d’une grosse poignée de multinationales qui contrôlent l’écosystème pharmaceutique, que ce soit à travers les brevets ou d’autres façons.
Mais lorsqu’on y regarde de plus près, concrètement beaucoup des actions nécessaires dans le domaine pharmaceutique sont réalisées par de petites et moyennes entreprises : recherche, développement, production. Parmi ces entreprises, il en existe avec lesquelles il serait possible de faire autre chose que ce qui se pratique actuellement ; des entreprises qui pourraient être prêtes à fonctionner avec d’autres types de règles que celles que favorisent les grands groupes, que ce soit le monopole, le secret, etc., ou cette logique de prix et de profit sans limite, pour laquelle il s’agit de faire toujours plus. Certains acteurs économiques qui veulent certes faire des profits, mais dans une certaine limite et accepter certaines limites aux profits.
Notre démarche vise à réfléchir à la constitution d’un réseau qui s’appuierait sur ces différents acteurs. Le schéma, ci-dessous, en donne une représentation.
Dans ce document, chaque petit carré ou rond violet, à l’intérieur du diagramme, représente un bien commun qui correspond à un produit. Ces produits peuvent être fabriqués par des Scop/ Scic, des groupes coopératifs, par des organismes publics, dans différents pays. Mais ils peuvent aussi, ponctuellement, être fabriqués par des organismes privés, de petites ou moyennes entreprises (ronds verts à l’extérieur du diamant) travaillant seules ou en collaboration avec d’autres pour fabriquer des produits qui vont être des biens communs, c’est-à-dire produits selon un certain nombre de règles émises par le réseau.
C’est sur quoi nous travaillons : établir ce que devraient être ces règles, qui détermineront des pratiques au sein du réseau, mais aussi définiraient une espèce de label de « communs pharmaceutiques ». Des règles sans lesquelles il ne peut pas y avoir de communs.
Nous n’avons pas encore déterminé le nombre de produits qu’on pourrait essayer de produire de cette façon-là. Si nous pouvions en identifier une cinquantaine, ce serait une bonne base.
Nous cherchons à identifier les acteurs qui pourraient être agrégés dans un fonctionnement de ce type-là, qui soient en totalité orientés vers la production de communs pharmaceutiques, ou en partie seulement, pour certains produits seulement, au sein de leur catalogue, dans le cas d’entreprises privées.
Comme il ressort des travaux récents menés au Sénat sur les pénuries, il y a encore beaucoup d’acteurs PME pharmaceutiques en France, environ 200. Au sein de ces acteurs-là, que ce soit en partenariat avec les salariés de ces entreprises, ou directement avec les entreprises elles-mêmes, on peut essayer d’aller dans le sens de cette production de communs pharmaceutiques. C’est possible dès lors qu’on s’entend sur des règles, qu’on les aura fixées au travers d’une sorte de charte.
Pour ce faire, il faut travailler sur les points de blocage de l’économie pharmaceutique telle qu’on la connaît aujourd’hui, notamment ceux sur la transparence.
Il y a d’énormes problèmes de transparence dans l’économie pharmaceutique, que ce soit sur les investissements, les coûts ou les prix, sur les données à propos des effets positifs ou négatifs des médicaments. Il y a de l’opacité sur les brevets, il y a de l’opacité à tous les niveaux.
Travailler sur cette transparence est très important : que ce ne soit pas juste au niveau du CEPS qu’on ait des infos, mais qu’on arrive à savoir ce qu’est le prix au regard de ce que sont les coûts.
A partir des investissements des uns et des autres, du public comme du privé, des coûts de fabrication des produits, on peut établir des prix, en déterminant un niveau de marge, donc de profit, qui doit être une donnée partagée.
Que certains médicaments soient des biens essentiels ne doit pas être le moteur qui permet d’avoir des niveaux de profit, ou un appétit de profits jamais limité. Au contraire, ce doit être un domaine pour lequel le niveau de profit est fixé, et qu’on ne puisse le dépasser. Autrement, la fuite en avant se poursuivra, et on continuera à alimenter l’idée que c’est un domaine intéressant pour les spéculateurs, parce que qu’il n’y a jamais de limites au profit.
Au travers de la définition d’une charte des communs pharmaceutiques, ces questions peuvent être travaillées, ainsi que celles de la gouvernance, c’est-à-dire la gestion et le contrôle des ressources qui sont impliquées.
Ce sont autant de sujets autour des médicaments qui émergent comme centraux, politiquement, aujourd’hui : par exemple, la question de qui participe, qui est autour de la table. Il faut sortir de la négociation entre hauts responsables politiques et hauts responsables industriels qui vont s’entendre dans le cadre de partenariats qui ne sont jamais transparents. Ces questions de transparence, de contrôle démocratique, et aussi celles de travailler dans le cadre de normes écologiques et sociales qu’on estime bien ou, au minimum, acceptables, sont importantes à appréhender.
Comment peut-on tendre, de façon très concrète, assez rapidement, vers une nouvelle économie ? Ces questions ont été soulevées à travers des travaux de la commission sénatoriale sur les pénuries, et aussi par le travail des experts désignés par la Première ministre. La modélisation sur laquelle nous travaillons nous permet de travailler ces questions et d’y apporter des réponses.