Maurice Cassier, sociologue
Intervention lors de la rencontre-débat du 21 octobre 2023, organisée par Médicament Bien Commun
Je voudrais évoquer trois expériences d’appropriation sociale des médicaments : 1) au Brésil pour copier les médicaments contre le VIH/sida et les hépatites virales, à partir du début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui ; 2) en Afrique du sud, où l’OMS a mis en place une plateforme de partage des technologies des vaccins à ARNm en juin 2021 pour copier le vaccin de Moderna ; 3) aux Etats-Unis avec l’expérience de Civica de regroupement des hôpitaux pour maîtriser les prix des médicaments et pour produire des médicaments génériques, en premier lieu l’insuline.
1. L’expérience brésilienne de copie des médicaments contre le sida et les hépatites virales (1990)
En 1971, le Brésil supprima toute propriété intellectuelle sur les inventions thérapeutiques. En raison de la suppression des brevets de produit et de procédé en 1971 et des politiques de subvention des opérations de « reverse engineering », l’industrie domestique créa de nouvelles capacités technologiques et industrielles dans les années 1980, lesquelles furent remobilisées en réponse à l’épidémie de VIH/sida pour produire des génériques, dans les années 1990. La non-brevetabilité des médicaments s’appliqua jusqu’en 1997, date à laquelle le Brésil rejoignit les accords de l’OMC sur la propriété intellectuelle, qui prescrivaient des brevets de médicament.
L’intégration entre les besoins de santé et la politique industrielle fut particulièrement forte lorsque des grandes villes du Brésil puis le gouvernement fédéral entreprirent, sous la pression des associations de patients « VIH/sida » et de leurs avocats, de distribuer gratuitement des antiviraux, au début des années 1990. La tension sur les prix alors très élevés de l’AZT puis des trithérapies à acquérir pour les programmes de distribution universelle incita très vite les industriels brésiliens à réaliser le reverse engineering de ces médicaments. C’est un laboratoire privé, Microbiologica, qui mit le premier l’AZT sur le marché, avant qu’un laboratoire public du Nordeste ne le suive. C’est ensuite le laboratoire fédéral Farmanguinhos qui étendit cette politique de copie, en coopération étroite avec des laboratoires privés, qui fournissaient les principes actifs aux laboratoires publics chargé de produire les formulations, tandis que des universitaires épaulaient les uns et les autres.
En janvier 2001, le New York Times fait l’éloge du modèle brésilien de lutte contre l’épidémie de sida : « Look at Brazil ».
Cette politique repose tout d’abord sur un droit d’accès universel et gratuit des patients à des molécules nouvelles, les antirétroviraux, distribués via le système public de santé (le SUS).
Pour assurer la viabilité́ économique de cette politique, ce modèle s’appuie sur un programme de production nationale de ces molécules afin de remplacer les médicaments propriétaires par des médicaments génériques. Les prix des 8 ARVs copiés par les laboratoires brésiliens entraînent une forte baisse des prix (- 72%).
Cette politique de production locale mobilise les laboratoires publics et privés à capitaux nationaux. En 2004, le laboratoire public Farmanguinhos rachète une usine pharmaceutique à GlaxoSmithkline pour augmenter ses capacités de production (sa capacité de production quintupla).
Les laboratoires pharmaceutiques publics constituent un fait remarquable du Brésil. L’État se fait ici entrepreneur et producteur pharmaceutique. On compte 18 laboratoires publics qui produisent des médicaments génériques au stade de la formulation et 2 laboratoires publics de fabrication de vaccins qui réalisent la totalité de la production de vaccins du pays à destination du programme national d’immunisation.
La politique du ministère de la Santé ne s’arrête pas aux portes des laboratoires publics. Les années 2000 voient émerger une politique de consortiums et de partenariats de développement de produit (PDP), qui vise à associer systématiquement laboratoires publics et entreprises privées de chimie pharmaceutique, prioritairement à capitaux nationaux, pour produire sur place les principes actifs d’une liste de « médicaments stratégiques » établie par le ministère de la Santé.
Quels sont les mécanismes de ces PDP ?
L’établissement d’un PDP permet d’introduire une exception de prix comparée au prix mondial, soit une majoration d’au plus 25 %, dès lors qu’il supporte des investissements de R&D pour apprendre une nouvelle technologie, ainsi que la création de capacités industrielles, y compris en termes d’emplois, pour installer une production locale du médicament jugé stratégique.
Le capital public avancé pour produire des médicaments essentiels vise prioritairement à augmenter le pouvoir d’achat des dépenses publiques du ministère de la Santé, à l’opposé de l’optimisation de la profitabilité́ du capital privé financiarisé qui prélève des rentes de monopole sur les payeurs publics. Le conflit entre ces deux régimes de valorisation est apparu sur la scène internationale lorsque les génériques brésiliens ont fait baisser les prix des antirétroviraux contre le VIH/sida de 72 % entre 1996 et 2000 et, plus récemment, entre 2018 et 2019, lorsque le laboratoire fédéral a bénéficié́ de la suspension des brevets sur les antiviraux contre l’hépatite C de Gilead, pour produire une version générique du Sofosbuvir 75 % moins chère que le médicament propriétaire.
La globalisation des brevets de médicament à la faveur de l’installation de l’OMC en 1994 et le changement de la loi brésilienne en 1997 ont en grande partie fermé cet espace de la copie, sauf à obtenir des dérogations pour suspendre les brevets ou à engager des épreuves de force juridique pour faire tomber les molécules dans le domaine public. En 2007, Le gouvernement du Brésil a décidé d’une licence obligatoire pour défaire l’exclusivité de Merck sur un antirétroviral très disputé et rouvrir ainsi une fenêtre de copie. Des fabricants de génériques alliés aux associations de patients ont fait opposition pour faire tomber des brevets médicaments dans le domaine public, ce qui autorise leur libre copie.
2. La plateforme OMS de transfert des technologies ARNm dans les PED lancée en 2021 en Afrique du sud.
Pour contourner les monopoles sur les vaccins Covid à ARNm, l’OMS a entrepris en avril 2021 de créer une plateforme de transfert de ces technologies. En juin 2021, L’OMS et le Medicine Patent Pool ont passé un accord avec le gouvernement sud-africain et avec deux firmes semi-publiques de production de vaccins, Afrigen et Biovac, pour copier le vaccin de Moderna et ensuite l’industrialiser. L’Afrique du Sud est justement le site de l’implantation de la première plateforme de transfert choisie par l’OMS et le Medicine Patent Pool. Le pays a l’avantage d’offrir un environnement scientifique et industriel propice à l’implantation de cette plateforme. Celle-ci est un outil de la politique de production locale visant à renforcer l’autonomie du pays et de la région.
Pourquoi avoir choisi le vaccin Moderna plutôt que Pfizer-BioNTech ? Le vaccin Moderna a été choisi parce que, initialement, la firme a déclaré́ qu’elle n’opposerait pas ses brevets à d’éventuels imitateurs, du moins le temps de la pandémie. Sollicitée par les initiateurs du centre de transfert de technologie pour les vaccins à ARNm de l’OMS, Moderna a néanmoins refusé tout partage de sa technologie, ce qui a contraint les opérateurs du centre de transfert à se lancer dans un processus plus fastidieux de copie du vaccin. Reproduire un vaccin sans bénéficier d’échanges directs avec le détenteur du savoir industriel allonge notablement le délai de duplication.
La réplication de la technologie suppose de partir de l’information disponible dans les brevets et de reconstituer en laboratoire les savoirs non divulgués ou incomplètement décrits, mais qui sont indispensables pour reproduire la technologie protégée. Il faut aussi s’assurer de la similarité́ avec le vaccin de référence.
En février 2022, Afrigen et le directeur général de l’OMS ont annoncé la mise au point d’une version sud-africaine du vaccin de Moderna, en cours de validation. Il faut insister sur le fait que le centre de transfert de l’OMS permettra d’implanter une industrie intégrée de production, de la substance active du vaccin jusqu’à sa formulation et son embouteillage, ce qui est une nouveauté́ en Afrique.
Cette alternative, lancée en Afrique du Sud, se déploie dans un réseau de 14 laboratoires de pays en développement répartis dans plusieurs régions du monde, en Afrique (Égypte, Tunisie, Sénégal, Nigeria, Kenya), en Amérique latine (Argentine et Brésil), en Asie (Pakistan, Inde, Indonésie, Bangladesh), en Europe orientale (Serbie et Ukraine). Les technologies sont partagées à l’intérieur du réseau de laboratoires.
Ce réseau de laboratoires construit autour des vaccins ARNm devrait permettre la création de capacités de recherche et de production de vaccins, distribuées dans les différentes régions du monde qui ont souffert de l’inégalité d’accès aux vaccins du Covid‐19, avec la perspective, également, de nouvelles applications thérapeutiques à long terme.
Si la copie donne lieu à un apprentissage très efficace dans cet écosystème d’innovation sud-africain, elle allonge notablement le délai de production du vaccin, encore augmenté du délai des tests cliniques pour sa mise sur le marché. Les acteurs locaux estiment qu’une coopération active avec Moderna aurait permis de réduire ce délai par deux (12 mois au lieu de 24). De plus, la situation de la propriété́ intellectuelle est incertaine : si Moderna a annoncé qu’elle ne poursuivrait pas les contrefacteurs « le temps de la pandémie », elle conserve ce droit.
La reproduction d’une technologie peut également déboucher sur des innovations, de procédé́ ou de produit, ce qui pourrait favoriser le contournement du monopole légal de Moderna ou des négociations avec la firme américaine comme l’espère le directeur général du MPP : « Il est possible qu’Afrigen développe plutôt un vaccin à ARNm de deuxième génération qui, en fin de compte, ne viole pas les brevets de ces compagnies » (Charles Gore). Des universitaires sud-africains s’attachent actuellement à développer un vaccin ARNm original, plus facile à conserver et moins cher que les technologies existantes, qui pourrait alors ne plus tomber sous le coup des revendications des brevets. Le hub sud-africain serait alors tout à fait libre de redistribuer cette nouvelle technologie vaccinale dans tous les PED.
3.L’expérience Civica aux Etats-Unis
Civica est une organisation de santé non profitable, une sorte d’association à but non lucratif, montée par des hôpitaux, des cliniques et des mutuelles, soutenue également par des fondations du monde de la philanthropie et de la recherche. Elle représente aujourd’hui plus de 1000 hôpitaux, soit 1/3 de la capacité hospitalière des Etats-Unis.
Les membres de Civica bénéficient d’un tarif unique et commun sur les médicaments qu’ils achètent, quel que soit le volume acheté. En contrepartie, ils prennent un engagement ferme et pluriannuel sur les volumes achetés. Cette visibilité́ sur les produits que Civica doit se procurer, lui permet une négociation avec les fournisseurs sur une base de volumes garantis par des contrats pluriannuels à prix fixe.
Les produits visés par Civica sont des produits en risque de rupture fréquente, critiques pour les patients, dont le prix a augmenté de plus de 50% au cours des 3 dernières années ou qui ne sont vendus que par un petit nombre de vendeurs.
Civica s’est également doté d’une usine pour intervenir au stade de la production des médicaments génériques. L’usine de Civica coopère avec un fournisseur de principe actif, Phlow corporation, qui a pour tâche de relocaliser aux États Unis une production de principes actifs utilisant les meilleurs procédés de fabrication, tandis que l’usine de Civica effectue le travail de formulation et de conditionnement.
Civica a passé un accord avec le gouvernement de Californie pour produire de l’insuline biosimilaire avec une réduction de prix de 90% sur les prix de référence ($30 l’unité au lieu de $300). Le gouvernement de Californie a investi 50 M $ pour le développement, la production et la distribution de l’insuline à bon marché de Civica.
C’est une expérience très originale d’auto-organisation des hôpitaux pour fonder une Compagnie pharmaceutique non profitable et intervenir sur la chaine d’approvisionnement, sur la production et sur les prix des médicaments génériques.