Faut-il adopter de nouveaux standards en matière de R&D ?

 

La pandémie due au Covid-19 est une gigantesque source d’opportunités pour les industries pharmaceutiques (IP), qu’elles exploitent au maximum. C’est d’abord  une possibilité de générer des profits faramineux, qui ont fait exploser les dividendes des actionnaires des Big Pharma. La commercialisation des vaccins contre le Covid-19 en est une parfaite illustration.

C’est ensuite un prétexte pour remettre en cause ce qui est supposé être « un frein à l’innovation » réglementaire, à savoir les contraintes administratives et éthiques auxquelles sont soumis les essais cliniques, dans l’objectif de protéger le patient.

Le développement de nouveaux médicaments est un processus que l’industrie trouve trop long, trop lent et trop réglementé. Ce qui serait la cause principale de l’augmentation des coûts de commercialisation, en retardant la mise sur le marché, diminuant d’autant la durée de la  protection commerciale effective des brevets. Egalement, selon le Leem[i], ce serait la raison du mauvais positionnement de la France dans la compétition internationale en recherche clinique.

Sous prétexte d’un bienfait pour les patients que constituerait un accès plus rapide aux innovations, l’industrie exerce une pression permanente, pour que les réglementations soient allégées et les processus simplifiés.

Des mesures se sont imposées pour répondre à l’urgence de la crise sanitaire due au Covid-19 : l’accès au marché, les procédures réglementaires des agences sanitaires (Agence européenne des médicaments, FDA[ii]…) ont été accélérées. De nombreux projets pour caractériser le nouveau virus, développer un traitement spécifique ou un vaccin, évaluer le repositionnement de médicaments dans de nouvelles indications ont ainsi rapidement pu être lancés par des académiques, des industriels ou des consortiums public- privé dans plusieurs pays.

La France s’est inscrite dans cette dynamique, avec des procédures accélérées pour l’évaluation initiale des projets, des autorisations d’études cliniques sur le territoire données en quelques jours  par l’ANSM[iii],  et les CPP[iv] : mobilisation de l’ensemble des acteurs, réunions dématérialisées, utilisation de la signature électronique. Les outils numériques ont été favorisés pour faciliter l’enrôlement de patients et permettre que les essais cliniques puissent se dérouler pour une bonne partie au domicile du patient, évitant ainsi tous déplacements inutiles.

Remontons dans le temps, jusqu’en 1956, année de la commercialisation de Contergan, plus connu sous celui de Thalidomide, développé par  une industrie chimique allemande Chemie Grunenthal. Ce produit a été testé sur les animaux puis sur les employés de l’entreprise et leurs épouses. Aucun effet secondaire n’avait été mis en évidence. En 1961, explose le scandale de la Thalidomide, jugée responsable de malformations sévères sur les fœtus (20 000 fœtus touchés par des malformations monstrueuses[v]). Elle est retirée du marché. Ce drame a profondément secoué le monde médical et l’opinion publique.

De nombreuses thérapeutiques (Distilbenne, Isoméride,…) évaluées ainsi de façon sommaire ont produit des désastres sanitaires faisant prendre conscience de la notion d’effet secondaire grave.

Pour limiter les risques, dans les années qui suivent, la commercialisation des médicaments sera encadrée de façon plus stricte par les autorités sanitaires. A partir de 1967, une autorisation de mise sur le marché (AMM) est nécessaire, qui n’est délivrée que si le médicament répond à trois critères principaux : la qualité, la sécurité et l’efficacité. Le laboratoire a l’obligation d’organiser de vrais essais cliniques pour démontrer que son produit répond à ces prérequis.

Une protection renforcée des personnes se prêtant aux essais cliniques est assurée par la déclaration d’Helsinki en 1964, un énoncé de principes éthiques applicables à la recherche médicale, notamment l’information pour un  consentement libre et éclairé de la personne sur laquelle est mené l’essai. A partir de cette déclaration, complétée par celles de Tokyo en 1975 et de Manille en 1981, ont été élaborées les bonnes pratiques cliniques, harmonisées à l’échelle internationale depuis 1995, auxquelles doivent se soumettre les entreprises du médicament pour obtenir une AMM.

C’est ce processus, élaboré pas à pas à partir des erreurs du passé et basé sur l’expérience, que le Leem, qui orchestre les demandes collectives des industries du médicament, n’a de cesse de vouloir détricoter.

En France, sous la pression constante des industriels, est obtenue une première exception à la règle : l’autorisation temporaire d’utilisation (ATU) (La loi 92-1229 du 8 décembre 1992, amendée le 28 mai 1996), système unique en Europe. Elle est délivrée par l’ANSM, pour une durée limitée (un an),  sous certaines  conditions, pour des spécialités destinées à traiter, prévenir ou diagnostiquer des maladies graves ou rares en attente de l’AMM.

En  2018, des circuits courts (Fast Track), avec des délais réduits d’instruction des demandes d’autorisation d’essais cliniques ont été mis en place pour des médicaments à design complexe et pour ceux de thérapie innovante (MTI), à savoir les thérapies génique, cellulaire ou tissulaire.

Pour les Big Pharma,  ces accommodations apparaissent insuffisantes au regard des « raccourcis » bien supérieurs concédés dans l’urgence de la crise du Covid-19. Comme le relate l’article du Figaro du 07/09/21[vi]

« Tous les laboratoires veulent aujourd’hui tirer les leçons des nouveaux modes de travail et des meilleures pratiques imposées par la situation sanitaire. Le Covid a créé un nouveau standard en matière de R & D. « Il y a cette volonté aujourd’hui d’aller plus vite dans les essais cliniques avec des protocoles plus “sur-mesure”, adaptés aux situations exceptionnelles, résume Marie Humblot-Ferrero. On pourrait imaginer des études plus petites au démarrage, avec un suivi ensuite en vie réelle, axé sur les données de santé, comme ce fut le cas en Israël avec Pfizer. » »

Pour le Leem et les IP, « adapter ces modalités de travail  inédites » à un cadre pérenne constituerait un atout majeur pour « améliorer » l’accès à la recherche clinique et la course à la compétitivité pour les innovations médicales.

Ces « modalités de travail  inédites » ont conduit l’Inde à autoriser l’utilisation du vaccin anti-Covid-19, le Covaxin, avant la fin de son évaluation clinique (https://www.capital.fr/entreprises-marches/pourquoi-le-vaccin-anti-covid-19-de-linde-inquiete-1390907). La phase III a complètement été réalisée sur la population en « vie réelle », au cours de la campagne de vaccination. Cet exemple démontre que des promoteurs d’essais cliniques peuvent se saisir des processus accélérés pour s’affranchir des règles méthodologiques, de  l’observation d’impératifs déontologiques et éthiques et des bonnes pratiques. Sans tenir compte des possibles conséquences néfastes pour la santé des populations.

Mais pourquoi les IP se priveraient-elles de réclamer que les exceptions ne deviennent la règle, puisqu’elles savent, grâce au Leem, habilité à exercer son lobbying auprès de l’Assemblée nationale, que le gouvernement actuel est tout acquis à leurs doléances ?

Ce que confirme le document « Innovation Santé 2030 » du 29 juin 2021, émis par les ministères des Solidarités  et de la Santé, de l’Enseignement supérieur,  et de la Recherche et de l’Innovation. (- https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_de_presse-innovation_sante_2030-fr.pdf ) qui reprend, parfois dans des termes identiques, les dérégulations demandées par le Leem (https://www.leem.org/recherche-et-developpement):  « réduction  significative des délais d’autorisation pour augmenter le nombre d’essais cliniques en France [….] inclure plus rapidement les premiers patients dans les essais […] développer les essais cliniques en ville et travailler à l’intégration des résultats d’essais reposant sur d’autres méthodologies (essais vie réelle, adaptifs, in silico[vii] pour faire de la France le pays leader en Europe en matière d’essais cliniques ».

Toutes ces mesures avantagent les entreprises à plus d’un titre.  Elles récupèrent plus rapidement le montant des ventes de leurs produits, l’AMM étant octroyée à un stade de développement clinique de plus en plus précoce, et économisent sur les études cliniques qui tendent vers un coût zéro en étant réalisées en « vie réelle », conduites au domicile du patient. Ces dernières peuvent également être une source d’économie pour les puissances publiques, en réduisant les interventions des soignants.

Demeurent de nombreuses interrogations quant aux intérêts et à la protection du patient, en dépit de l’alibi, invoqué par les IP, d’un gain de chances pour le patient par un accès plus rapide aux innovations thérapeutiques. Est-ce que la gravité de la situation justifie que la rigueur scientifique soit escamotée? Est-ce que la rapidité d’action ne nuit pas à la qualité de la conception et de la réalisation des essais cliniques ?  Les résultats obtenus sont-ils pertinents ? Quelle valeur accorder à des études in silico ?

Est-ce que le patient inclus dans une étude pourra bénéficier des mêmes soins que ceux procurés à l’hôpital, disposant d’un plateau technique, si un problème de santé inattendu pouvant porter atteinte à son intégrité physique ou mentale survient au domicile ? Est-ce que l’information pour un consentement libre et éclairé du patient est bien donnée lorsque son traitement le fait entrer d’emblée dans une cohorte de phase III servant à évaluer l’utilité clinique de ce traitement ? Quelles garanties, qu’avec un accroissement de l’utilisation des outils numériques pour les études, les données personnelles de santé des patients sont protégées d’un usage prédateur à visée lucrative ?

Autant d’interrogations qui sont des alertes à prendre en considération pour prévenir la survenue de scandales sanitaires semblables à ceux de la Thalidomide, du Distilbenne ou du Médiator, dont les préjudices causés aux patients sont inacceptables.

Autant de questions qui nous interpellent sur les politiques de santé publiques mises en place, guidées par la création de valeurs financières plutôt que par les besoins réels de santé des populations.

Médicament Bien Commun

EM – 07/12/2021

 

[i] Leem : Les Entreprises du Médicament

[ii] FDA : Food and Drug administration

[iii] ANSM : Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé

[iv] CPP : Comités de Protection des Personnes

[v] Effets secondaires ; le scandale français. Antoine Béguin, Jean-Christophe Brisard ; participation Irène Frachon. Pocket – Pocket Evolution N° 16832 16 Mars 2017 – Sciences & Techniques.

[vi] https://www.lefigaro.fr/societes/comment-le-covid-a-chamboule-l-industrie-du-vaccin-20210906

[vii]  In silico : Se dit d’une méthode d’étude effectuée au moyen d’ordinateurs (dont les puces sont principalement composées de silicium), permettant d’analyser des données et de modéliser des phénomènes, en biologie et en bio-informatique, notamment. Cette expression est surtout utilisée dans les domaines de la génomique et la bioinformatique.

 

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