Orientation générale des politiques industrielles dans le secteur santé
D’après le contrat de filière des Industries et Technologies de Santé, le discours officiel des acteurs de la santé publique (1) affirme que les Industries de Santé représentent une valeur ajoutée économique et sociale considérable pour la France, comme sources d’innovation, de croissance et de compétitivité. Si le document détaille soigneusement en quoi les « projets structurants » présentés créent une valeur économique, mettant en avant les 90 milliards de chiffre d’affaires et les 35,6 milliards d’euros provenant de l’exportation, la valeur ajoutée sociale est à peine mentionnée dans l’introduction, et les besoins de santé des populations complètement oubliés.
En juillet 2018, lors du Conseil économique des Produits de Santé (CEPS), le gouvernement a garanti aux plus grands groupes pharmaceutiques une croissance de 3 % de leur chiffre d’affaires sur les molécules innovantes. En 2019, plus de 600 millions d’euros de Crédit d’Impôt Recherche sont alloués aux industriels privés au titre de la recherche pour la santé. C’est dire comme il fait bon investir dans l’hexagone en matière d’industrie pharmaceutique.
Le cas Sanofi
Dernière multinationale d’origine française, fleuron de la recherche pharmaceutique française, Sanofi dit vouloir bâtir une compétence scientifique forteet un portefeuille de molécules en interne, qui mèneraient au développement de médicaments les plus innovants pour les patients. Dans le même temps, on assiste depuis 20 ans à une réduction impressionnante de la diversité de ses activités de recherche et de production.
Les arguments avancés par la direction de Sanofi pour étayer sa stratégie sont ceux communs à tous les décideurs, des industriels aux politiques : la nécessité de « s’adapter » à la mondialisation au nom du profit financier.
Une entreprise privée florissante…
4egroupe pharmaceutique mondial, avec plus de 100 000 collaborateurs dans le monde, Sanofi a généré 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018 et engrangé 6,8 milliards d’euros de bénéfice net. Le groupe affiche une marge nette de 20 % sur les ventes et consacre chaque année entre 5 et 6 milliards d’euros à rémunérer ses actionnaires : palmarès de nature à faire pâlir bien des industriels.
2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires et plus de 15 % de croissance ont été réalisés l’an dernier en Chine, devenu le deuxième marché mondial du groupe français derrière les Etats-Unis et devant la France, marché stratégique de premier plan pour l’entreprise tricolore.
…bénéficiant en outre des deniers publics
Chaque année, depuis dix ans, l’entreprise pharmaceutique Sanofi perçoit de l’État entre 120 et 140 millions d’euros via le Crédit Impôt Recherche (CIR de 130 millions en 2018).
Sanofi est partie prenante du programme gouvernemental «Technologies de Rupture dans la Bioproduction»(2), qui vise à développer des technologies nouvelles dans le domaine du développement biologique et de la bio-production. 800 millions sont alloués à ce programme par l’Etat : Sanofi recevra sa part.
Et pourtant
En 20 ans, le fleuron de l’industrie pharmaceutique française a été presque entièrement démantelé. De fusion-acquisition en OPA puis de plans d’économie en plans de restructuration, les centres de recherche pharmaceutiques des différentes entreprises absorbées par le groupe au fil des années : Roussel-Uclaf, Rhône-Poulenc, Delagrange, Delalande, Synthélabo, Sanofi … sont en voie d’extinction irréversible.
De 15 centres de recherche, il y a 20 ans, il n’en reste plus que 4. De la vingtaine d’axes de recherche travaillés, il n’en resterait qu’un seul réellement travaillé en France (oncologie et immuno-oncologie). Des 6300 CDI français travaillant dans Sanofi en R&D en 2008 il n’en resterait au mieux que 3500 avec le dernier plan annoncé en juin (3). En un an, dans les différentes activités du groupe, 5 plans sociaux se sont succédé, entraînant la suppression de plus de 1500 emplois.
Au-delà des licenciements
Pour 2020, le budget prévisionnel de la R&D est en baisse de 4 % par rapport à l’année 2019. La décision d’abandon de certains axes de recherche ou l’externalisation d’activités entraînent non seulement la fermeture de sites mais aussi, parfois, la destruction de l’outil industriel, notamment à Montpellier, où le pilote de développement chimique a été rasé sans avoir jamais été utilisé : perte sèche d’un investissement de 120 M€.
Plus grave encore : cette débandade cause des pertes de savoirs et de compétences difficilement rattrapables.
Ces choix posent un double questionnement quant aux stratégies mises en œuvre pour «bâtir une compétence scientifique forte » et quant à l’usage fait de l’argent public. Comment tolérer que le CIR soit clairement utilisé par Sanofi pour financer les plans de restructuration et non pour développer la recherche et l’emploi scientifiques ?
La perte des savoir-faire et du patrimoine de la recherche
Les restructurations, les fermetures de centres de recherche, les suppressions d’emplois se font sans transfert des savoir-faire : soit, dans le « meilleur » des cas, les compétences restantes sont déplacées vers d’autres lieux, avec nécessité de reconstruction, soit elles sont transférées sur d’autres activités de recherche, avec nécessité de tout réapprendre, avec des budgets de formation limités. Quelques exemples : recherche anti-infectieuse antibactérienne, antifongique, antivirale abandonnée en 2002 en région parisienne, réimplantée en 2008 à Toulouse, puis transférée à Lyon en 2015 suite au désengagement total de Sanofi du site de Toulouse, pour être bradée à Evotec en 2018 ; en cardiologie, recherche abandonnée en 2010, puis reprise en 2015 et arrêtée en 2019 faute d’avoir conquis le marché américain, le plus rentable ; en immunologie : recherche abandonnée en 2010 à Montpellier, reprise à Vitry, sans transfert d’expertise.
Des activités essentielles dans le développement d’un médicament : développement chimique, études de toxicologie réglementaires BPL, pharmacovigilance, ainsi qu’une partie du département des sciences translationnelles (4)… sont sous-traitées ou externalisées, laissant échapper du même coup les compétences internes du groupe – et conduisant à la fermeture d’un site de recherche, celui d’Alfortville..
La perte d’axes de recherche indispensables
Sont abandonnées les recherches sur de nouveaux antibiotiques pour combattre les maladies infectieuses, alors que les résistances aux bactéries deviennent une grave menace pesant sur la santé mondiale. Egalement abandonnées les recherches sur l’insuffisance cardiaque, sur la maladie d’Alzheimer et bientôt celle de Parkinson, où les besoins thérapeutiques sont pourtant très criants, et aussi les recherchesconcernant les pathologies endocriniennes et métaboliques, ou encore des maladies qui sont de véritables fléaux en Afrique.
Un tel gâchis est la conséquence des plans d’économie successifs et de stratégies à court terme adoptées en fonction des marchés financièrement les plus avantageux. Sanofi se vante de la 25ème année consécutive de l’augmentation de son dividende, obtenue en sacrifiant ses forces internes.
Seuls restent les axes de recherches financièrement ultra-rentables
La Direction de Sanofi entend se concentrer en France sur les maladies chroniques, qui génèrent 80% des dépenses de santé mondiales, en particulier sur l’axe oncologie et immuno-oncologie, où la perspective financière est la plus élevée : le marché de la cancérologie croît de 10 % par an et pourrait atteindre 200 milliards de dollars en 2022.
Le portefeuille de R&D est orienté vers toujours plus de molécules biologiques (anticorps), celles-ci étant des plus rentables financièrement … mais ne permettant pas à terme de traiter toutes les pathologies.Stratégie qui pose la question, entre autres, du devenir de l’outil industriel orienté vers la production de principes actifs d’origine chimique.
L’axe des vaccins, hautement rentable, est conservé : support essentiel de la prévention, le vaccin reste cependant destiné aux pays dits riches, et inaccessible pour nombre de populations les plus démunies, les plus directement concernées.
Conséquences
La grande majorité des autres groupes pharmaceutiques appliquent la même stratégie, à savoir la focalisation sur les maladies où la rentabilité est la plus élevée. La compétition va être féroce et la réduction des axes de recherche et de production est suicidaire pour le potentiel scientifique et industriel de Sanofi en France.
Ainsi Sanofi, comme les autres grands labos, se désengage de la production des principes actifs de médicaments essentiels, d’intérêt thérapeutique majeur, jugés moins rentables, avec pour conséquence la multiplication des ruptures (corticoïdes, antibiotiques…).
Cette stratégie à court terme, dictée par des intérêts exclusivement financiers, a déjà une incidence sur l’accès aux médicaments, trop chers ou manquants, pour une partie de la population, et aura un impact à long terme sur le développement de médicaments indispensables, notamment en cas d’épidémie ou pour soigner les nouvelles maladies d’origine environnementale.
L’abandon de la recherche et du développement de médicaments pour les pathologies considérées comme « non ou peu rentables » par les industriels fait que certaines maladies ne pourront bientôt plus être soignées.
Ainsi une partie de l’humanité est-elle sciemment condamnée…
Pouvons-nous rester spectateurs de cette entreprise de destruction ? Il est grand temps, pour les citoyens et les pouvoirs publics, d’arracher la chaîne du médicament, de la recherche à la mise à disposition de patients, à l’emprise mortifère de la finance, pour la reconstruire dans des pratiques respectueuses du partage des savoirs et du droit de tous les humains à la santé. L’enjeu est la survie de l’humanité.
Signé : Manifeste pour une appropriation sociale du médicament
www.medicament-bien-commun.org
(1) d’après le dossier de presse « signature du contrat de filière des Industries et Technologies de Santé » – Conseil national de l’industrie – 4 février 2019
(2) La tribune ; Plan Deep Tech – Sylvain Rolland ; 30/01/2019
(3) le 19 juin 2019, le groupe pharmaceutique a annoncé la suppression de 466 de postes en France et en Allemagne dans son organisation de recherche & développement, dont 299 postes sur les sites de Vitry/Alfortville dans le Val-de-Marne, et celui de Chilly-Mazarin dans l’Essonne.
(4) Sciences translationnelles : discipline scientifique émergente de développement d’applications cliniques pour aider à la validation d’un médicament à partir de candidats médicaments.
Bonjour, magasinier dans la distribution pharmaceutique, j’apprends que la menace de la libéralisation de délivrance des médicaments est bien présente (notamment via des ordonnances dématérialisées comme en Allemagne). En France, la cour des comptes dénonce trop de pharmacies ou de grossistes (toujours par rapport à l’Allemagne qui a une géographie et une histoire différente) mais l’Europe semble plus imposante que jamais dans sa volonté de créer un grand marché libéralisé avec un accroissement de l’import/export des médicaments qui supprimerait toute capacité d’encadrement ou de régulation étatique. Il ne faut pas laisser un tel marché dans les mains d’acteurs privés socialement irresponsables (tels les sociétés anonymes, multinationales, sous traitants, libéraux à la transparence opaque ..) mais au contraire renforcer les notions de service public et de bien communs ; sinon la “mission de service collectif” des entreprises de santé sera inégalitaire pour répondre avant tout à un souci de rentabilité et de spéculation.